Le Liseur, adaptation par le réalisateur de The Hours du roman de Bernhard Schlink au succès inattendu et mérité en 1995, sort enfin sur les écrans français après moult déboires de distribution. Si l’on trouve ici et là quelques accroches convenues en début de film, l’ensemble de ce Liseur reste une formidable adaptation, restituant tout à la fois l’histoire du double apprentissage physique et moral d’un jeune homme, et la sensation de trouble et de culpabilité d’une Allemagne se reconstituant peu à peu.
Le Liseur, succès de librairie hors du commun, semblait idéal pour une adaptation cinématographique hollywoodienne : ce mélange d’histoire et de drame, traitant de la culpabilité post-Seconde Guerre mondiale, chapeauté par une vedette, Kate Winslet, et une industrie américaine prompte à affadir les grands romans, aurait pu effrayer les fanatiques de Schlink. Mais voilà, Stephen Daldry, réalisateur de The Hours, n’est pas Baz Lurhmann. Sans effet tape-à-l’œil – excepté, parfois, une musique un brin grandiloquente –, mais tout en finesse, le cinéaste se joue des lumières et des émotions pour porter à l’écran une histoire magnifique – on le répète, très bien adaptée – sans oublier son idéal, son obsession de la sensation. Frôlant les visages, les corps humides, filmant la pudeur dénudée des amants et le malheur impudique d’un pays en pleine reconstruction, Daldry ne sacrifie cependant à aucun moment la construction narrative à la beauté formelle. C’est donc entre 1958 et 1995 que quelques destins modestes se croisent au gré des aléas historiques d’une Allemagne partagée entre la culpabilité et l’incompréhension. La construction est classique (flash-backs, entremêlements et impression du passé sur le présent) mais elle ne touche jamais la platitude. Elle laisse de la place à la suggestion, au hors-champ, elle ne cherche ni démontrer ni à reproduire. Elle raconte.
Par hasard donc, par chance, le jeune Michael rencontre la taciturne Hanna. Il est fort en thème, elle ne communique pas. L’initiation est d’abord physique pour lui, littéraire pour elle : à chacune de leurs entrevues, il prend l’habitude de lui lire des extraits de romans. Il apprend la liberté en dehors d’une famille rigide et cloisonnante, elle apprend le plaisir des mots. De façon assez poétique, Stephen Daldry représente l’idée de la perte de repères, de l’abandon au plaisir par une récurrence de l’eau : plus Marie-Madeleine que Lady Macbeth, Hanna se lave, s’engouffre dans ses bains, se noie progressivement. L’amour, pour elle, consiste à engouffrer Michael avec elle. Ce qu’elle se refuse finalement à faire. C’est aussi par l’eau que les souffrances de Michael se raviveront, et c’est enfin l’eau qui reflète le mieux les lumières changeantes et les nuances nécessaires d’un film qui souhaite les filmer sans imposer d’émotions tranchées.
Au même moment, le pays accepte peu à peu sa destruction morale, ainsi que la nécessité de faire la paix sur les ruines, de reconstruire une idée du bien commun. Hanna est rustre, elle travaille mécaniquement, elle fait l’amour mécaniquement, mais elle est sensuelle et se laisse prendre à sa sensualité : ce n’est pas par la séduction qu’elle attire Michael, mais par le plaisir, l’instinctif. Tous deux gagnent une spontanéité que la soumission aux règles sociales ou familiales leur interdisait. C’est probablement dans cette première séquence d’initiation que le classicisme de Daldry se rapproche parfois du convenu : le montage, assez irréprochable par la suite, joue sur la corde du parallélisme entre la solitude des villes et l’errance des êtres, pouvant sembler facile voire systématique. Fort heureusement, le sujet du film oblige le réalisateur à plus de profondeur, car l’initiation au plaisir aura un coût : celui d’une seconde initiation, au mal cette fois. Hanna disparaît un jour, laissant inachevée pour Michael la découverte sensuelle, et laissant surtout place au moment d’un apprentissage plus douloureux qu’est celui de la complexité.
Il est fort difficile, à ce stade, d’analyser le film sans en dévoiler la substantifique moelle. Le tragique se moquerait bien du respect des péripéties, mais nous tenterons d’écrire sur Le Liseur sans en dénouer le nœud gordien. Michael va donc retrouver Hanna quelques années plus tard lors d’un procès : il étudie désormais le droit, elle est sur le banc des accusées. Immature, désorientée, celle qui s’obstinait à voir en Michael un adolescent se retrouve dans la position de l’enfant grondée qui ne comprend pas ce qu’on lui reproche. Son ultra-sensibilité puérile est source de joie lors de l’initiation physique ; la source se métamorphose en incompréhension, en rejet dans un cadre social. Obsédé par L’Odyssée, Bernhard Schlink met toujours ses personnages en situation d’obligation, de renoncement ou de vaillance. Michael, symbole d’une jeunesse allemande qui juge sans pouvoir comprendre, qui hait la génération antérieure sans pouvoir s’en dégager totalement, passera toutes les étapes qui doivent mener au retour, au pardon, au commencement.
Stephen Daldry s’est ici particulièrement intéressé au thème de l’inconscience : le personnage d’Hanna n’incarne pas le mal absolu, la bête sans visage et sans nom. Elle représente la banalité du mal dont parlait Hannah (tiens, tiens) Arendt, celle qui obéit, et qui ne comprendra jamais qu’on puisse juger un acte « légitime » puisque réglé, normé en son temps. Pour Hanna, la faute n’est pas le crime. Les scènes de procès sont en cela particulièrement réussies : incapable de voir l’humanité en autrui parce qu’elle n’a pas conscience de la sienne propre, et se révélant trop faible pour montrer un supplément d’âme lorsqu’elle le touche du doigt, le personnage d’Hanna rend justice au talent de Kate Winslet, et inversement. L’oscar de l’actrice en 2008, certes vaine récompense, semble bien mérité. Son interprétation, qui ne recherche ni la perfection, ni la performance, est à l’image de la mise en scène. C’est dans la retenue, dans la sobriété que Daldry filme les conséquences de l’horreur et des choix de chacun. Il ne s’agit pas de faire sensation, d’établir un bilan définitif de l’Histoire et de condamner ceux qui l’ont composée. Ce cinéma confronte les êtres à leur démons intérieurs et historiques, confronte un pays à ce qui fut sa honte, et au jugement de cette honte, qui ne pouvait lui-même ni accepter ni comprendre la naïveté, la banalité, l’humanité de certains de leurs criminels. Le Liseur est, comme nous le disions, de facture classique : mais il reprend ce que le classicisme a de meilleur. Les sentiments et émotions n’y sont jamais factices puisqu’ils se rattachent à la volonté palpable de survivre malgré tout. Les grandes fresques sont belles quand elles collent à l’humain, quand elles dévoilent les parts obscures sous des dehors communs. The Reader ne cherche ni à réformer le cinéma, ni à donner une vision de l’Histoire. Il a la force des contes qui ne gâtent ni les émotions ni les interrogations.