Si la réussite d’un film tient à son casting, il faut sans doute commencer par embaucher Viggo Mortensen. On n’oublie pas ici ses partenaires Oscar Isaac, qui apporte à son héros une belle épaisseur, et Kirsten Dunst, laquelle doit faire avec un personnage plus schématique dont le film semble vite se désintéresser (la suite ne viendra pas corriger cette tendance…). Question de subjectivité peut-être, l’interprétation de l’acteur américano-danois fait toutefois en grande partie l’intérêt de cette adaptation d’un roman de Patricia Highsmith, qui s’inscrit sans ambiguïté dans le sillage du Talentueux Mr Ripley (1999) : originellement développé par le défunt Anthony Minghella, The Two Faces of January n’atteint pas plus que ce dernier la sensualité vénéneuse et la puissance dramatique de Plein Soleil – mais il se soustrait de fait à la comparaison. Ancré dans un même passé, baigné d’une même lumière méditerranéenne (entre Grèce et Turquie) et servi par un nouveau trio, il n’en reste pas moins assez prenant.
Affrontement « para-oedipien »
Point de Ripley ici, donc, bien qu’on retrouve sans peine les situations (fuite en avant, triangle amoureux) et les caractères de la romancière américaine, les rapports de force et de séduction que ces derniers entretiennent, aiguisés par l’envie et les rapports de classe. Variation criminelle à charge freudienne, naturellement rehaussée de touches hitchcockiennes, le film déroule le combat para-œdipien livré par deux personnages construits en miroir, tant sur le plan des origines que du parcours. Dans ce cadre, la jeune femme se voit réduite au statut de trophée, tandis que le récit se concentre sur la relation des deux hommes et la filiation problématique qui se dessine – ceux qui voudraient appliquer une grille de lecture psychanalytique trop rigide en seront pour leurs frais : l’auteur raisonne en termes d’enjeux psychologiques. L’un (Chester/Mortensen), flamboyant quinqua et magouilleur de la finance venu de rien, pourchassé par ceux qu’il a truandés, a dû fuir l’Amérique en compagnie de sa jeune et ravissante épouse, tous deux tâchant de concilier grand train et profil bas dans un palace athénien ; l’autre (Rydal/Isaac), jeune homme bien né qui a renié son père et son destin, végète comme escroc à la petite semaine au pied du Parthénon et s’attache à leurs pas, convoitant une blonde qui lui irait bien mieux au bras. Soit, comme le titre l’indique, les deux faces d’un même être, père et fils spirituels en lutte (larvée puis acharnée) au cours d’une cavale tragique, lancée par un meurtre on ne peut plus highsmithien.
Viggo Mortensen, acteur hors classe
Présentée à la dernière Berlinale, la première réalisation d’Hossein Amini (« le scénariste de Drive », comme la promo le martèle pour s’accrocher au pare-choc de Nicolas Winding Refn) s’appuie assez habilement sur la nature captivante de cet affrontement éternel, aux tenants peut-être un peu trop ouvertement et précocement désignés, jusqu’à l’explicite absolu dans le dernier tiers du film. Malgré un réel climat de tension, on ne saurait dire pourtant que le cinéaste y instille un insoutenable suspense. The Two Faces of January ne manque pas de subtilité, mais il bénéficie surtout de l’excellence du matériau et pâtit parfois d’un certain manque de complexité ou de créativité dans l’exercice de style. S’il évite les fautes de goût et soigne sa photographie, sa réalisation ne se montre pas exagérément inspirée ou inspirante, et les quelques ruptures de rythme, ellipses ou coups de force essaimés au gré des rebondissements n’emballent pas totalement la machine. Solide sur l’essentiel, il suscite une atmosphère dont son spectateur, tout en s’y laissant glisser, pressent l’éphémère séduction. Reste le plaisir d’avoir vu ses personnages évoluer en pleine chute, au-delà du bien et du mal, Rydal entrer (via des circonstances insolites, certes) dans la peau d’un héritier qu’il refusait d’être, et surtout Viggo Mortensen se glisser dans le costume trop impeccable de cet être perdu, ambivalent, sorte de père-ogre pris au piège de ses actes et condamné à s’enfoncer dans son cauchemar – jusqu’à l’irrémédiable « déception », sans en dire plus. Rien de vraiment neuf sous le soleil des adaptations de Patricia Highsmith, mais il faudrait être mauvais coucheur pour ne pas apprécier cette perverse compagnie.