Prenant (comme tout un chacun l’aura signalé) au pied de la lettre l’adage time is money, Andrew Niccol livre une parabole SF anti-capitaliste étonnante de maladresse, lançant son très zoli casting dans une course contre la montre le plus souvent bancale voire inepte. Attention, rechute sévère.
1h41 : c’est donc ce que coûtera à son spectateur, selon l’unité d’échange instituée par le film, la dernière œuvre d’Andrew Niccol, auquel on doit tout de même l’exceptionnel Gattaca (une date de la science-fiction), Lord of War ou le scénario du Truman Show. À la sortie, force est de constater que S1m0ne n’était pas un simple trou d’air dans la carrière de celui qui s’est fait spécialiste du film-concept, un peu comme Charlie Kaufman est devenu celui de la mise en abyme névrotique.
« L’éternité a un prix », assène la tagline inscrite sur l’affiche du film ; plus précisément, l’éternité est un prix, ici. En cette sombre période d’oppression financière des masses, l’argument assez systématique de Time Out (l’argent, c’est le temps) a l’indéniable avantage d’offrir quelques possibilités, à défaut d’un mécanisme totalement neuf, pour décrire via la SF le « capitalisme darwinien » de notre temps – encore faut-il s’arrêter devant une telle expression, employée dans le film, et en extraire auparavant ce qui la tire vers le grotesque. Le casting est sexy, forcément jeune (dans ce monde futuriste on cesse de vieillir à vingt-cinq ans), avec un Justin Timberlake adoubé par David Fincher, Amanda Seyfried dans le rôle de la confiserie upper class, une touche de Mad Men (Vincent Kartheiser) et l’excellent Cillian Murphy – le seul à tirer son épingle du jeu, sans doute parce qu’à travers son personnage sourd une juste lassitude à l’égard de cet univers. Mais comme être jeune n’est pas nécessairement être beau, le côté Twilight de l’ensemble finit par napper la rétine d’un glamour un peu fade, tel celui d’Alex Pettyfer, évadé d’une pub Calvin Klein, et auquel une âme charitable aurait pu indiquer qu’il ne suffit pas de porter un costard rayé pour jouer les Vincenzo Coccotti.
La parabole, néanmoins, était tout sauf condamnée d’avance, et promettait de raviver l’obsession génétique faustienne du cinéaste de Gattaca. Elle l’est – condamnée – au bout de cinq minutes, quand un nanti (plutôt Eau sauvage de Dior) lassé de sa vie et de sa caste explique au prolo-chic Justin que la vérité choc de ce monde toc où le commun doit âprement gagner son tic-tac temps de vie passé vingt-cinq ans, c’est que, attention révélation, le système exploite/truande les miséreux (pas de classes moyennes dans les environs, adieu société de consommation…), lesquels crèvent par milliers pour permettre à une aristocratie inhumaine de se goinfrer – d’immortalité. Cela paraît évident, mais visiblement ici le nécessiteux, malgré le compteur fluo égrenant sur son avant-bras le temps qui lui reste, a besoin d’une épiphanie. Trop absorbé par sa survie quotidienne pour s’être mis au courant des privilèges de l’élite, ou si bien tenu à distance qu’il en ignore tout ? Peu importe, arrivé à ce point, on peut légitimement se dire que ça risque de pas le faire ; et l’on ne tarde pas à avoir confirmation que la démonstration ne s’encombrera pas trop de subtilité, pas plus qu’elle ne s’arrêtera à des invraisemblances plutôt gênantes. Les pointes d’humour distillées au travers de jeux de mots et situations où le temps remplace l’argent ne parviennent pas à faire oublier la grossièreté du trait qui dessine cette société outrageusement inégalitaire, écho amplifié de la nôtre. On ne sent pas comment ce monde a pu advenir, comment il peut se laisser tenir en laisse, et d’où lui vient son improbable loi ; et l’on s’étonne du manque de finesse des explications fournies par celui qui fut un auteur inspiré. Plus embarrassant encore pour un récit d’anticipation/une vision du futur : visuellement, ça ne passe pas.
On n’en a pas vraiment envie, mais il faut bien recenser un peu ce qui ne fonctionne pas dans le film, si l’on veut décrire cet univers à la Demolition Man / Running Man (en nettement moins jouissif, crédible et réussi), son esthétique convenue, apple-isée, sans invention et, pour tout dire, assez cheap. Time Out appartient à cette sous-branche de la SF qui veut évoquer des foules avec trois douzaines de figurants et dire le monde de demain en maquillant quatre sets (qu’elle était puissante, l’universalité intimiste de Gattaca…) ; c’est encore ce film où la criminalité se résume à un malfrat (lequel explicite bien sa fonction sociale, au cas où ça nous aurait échappé), et la misère morale à un ersatz d’alcoolique ; où le ghetto, l’une de ces zones découpées par degré de fortune et tenues par quelques guérites tout sauf inexpugnables, ressemble à une zone résidentielle vaguement empoussiérée, hantée de crève-la-faim qui s’entre-méprisent quand ils ne vaquent pas robotiquement à l’usine pour fabriquer des conteneurs de temps, puisqu’il est connu que les pauvres forgent toujours leurs propres chaînes ; où le sentiment poisseux de la violence qui devrait ronger la société n’affleure pas réellement, laissant place à une sorte de désincarnation censée nous glacer le sang et figurer l’invincible égoïsme de l’être humain à elle seule, comme une « case à cocher » du film d’anticipation ; où trois flics (pardon, timekeepers) sous-motivés et sapés façon Morpheus jouent les kapos en mustangs tunées, tenant en respect des sursitaires qui n’ont plus que quelques minutes à vivre et pas grand-chose à perdre ; où l’on échange le crédit-temps en se serrant l’avant-bras d’un air pénétré, avec, en guise de climax, un « duel de bras » aussi intense qu’une bataille de pouces ; où les riches sont un ramassis de froussards gominés retranchés derrière les fragiles remparts de leur dominion et trois gardes du corps, qui complotent via télécrans entre Bangkok et New York pour préserver leur suprématie, tel le Spectre des James Bond – le bon temps où l’on pouvait encore croire à une mainmise quelconque, même maléfique, sur le cours des choses, histoire peut-être de satisfaire ceux qui ont identifié en Goldman-Sachs la mère de toutes les conspirations ; où une mappemonde murale tente de pallier le manque d’ampleur du machin, un peu comme on met des miroirs pour agrandir une pièce ; où un quidam se mue en Robin des Bois, se révélant l’héritier d’une longue tradition familiale d’insoumission, et se lance dans une course folle façon The Island (pas un compliment), avant que la fable n’essaie de se réinventer en Bonnie and Clyde SF.
Alors on se raccroche à quelques plans réussis, à deux trois idées malines (le pauvre seul court, puisque le temps lui manque), mais même dans ses inspirations les plus justes (et il en a) Andrew Niccol ne va pas au bout des choses ; la confusion des âges, phénomène fascinant, est expédiée en un sketch où la brochette belle-mère/mère/fille est présentée comme un trio de clones éclatant de jeunesse – éternelle et inquiétante beauté. À la fin, alors que grand-mères et jeunes filles s’indifférencient et qu’évoluent autour de ces étranges monstres une meute de vieillards aux silhouettes d’éphèbes et aux regards étonnamment vides, c’est tout de même vers la cadette, croisée un peu plus tôt, que le pimpant Justin/Will (Salas, un nom pourtant prometteur) dirige son mâle désir – pas de transgression, tout va bien. On n’ira pas jusqu’à dire qu’on aurait souhaité le voir virer œdipien et se taper sa propre mère (Olivia Wilde, sacrément MILF quand même) pour instiller un tant soit peu de malaise, mais disons que Niccol effleure étrangement le dérangeant de l’affaire, bref ce qui aurait pu faire le sel d’un monde sans doute trop artificiel (absurde ?) pour que ses acteurs même feignent de croire aux choix de leurs personnages.
Voilà en somme un sous-Philip K. Dick assez caricatural, vieillot dans sa conception, pas toujours cohérent dans sa propre logique, sans véritable rythme (un comble ?), et, au bout du compte, un peu candidement idiot. L’humanité se laisse peut-être tenir en laisse ; mais il faut tirer d’autres cordes pour agir sur la bride. Tempus fugit. Andrew Niccol, c’était mieux avant.