Pour son nouveau film, le réalisateur de Bienvenue à Gattaca et S1m0ne s’attaque frontalement au délicat propos du trafic des armes à feu. Andrew Niccol nous place avec le personnage de Nicolas Cage au cœur d’un immense rouage, pour s’interroger sur l’état chaotique du monde. Malgré ce thème louable, le cinéaste semble rater sa cible en incriminant plus volontiers la vile nature de l’homme que la vision politique qui la soutient. La démonstration de Niccol, qui se déploie dans un style tout à fait insupportable, un long clip de deux heures à la bande originale risible, finit par enterrer définitivement son sujet.
Yuri Orlov (Nicolas Cage), immigré ukrainien vivant à New York, est un jeune homme en quête d’identité. Pris entre un frère alcoolique, une mère catholique, un père qui se croit juif, il veut devenir « quelqu’un » pour l’amour de miss Long Island, qui le fait rêver. Et il le fera par le trafic d’armes, commerce juteux bien qu’illégal. À travers les grands conflits qui ont secoué et secouent encore notre monde des années 1980 à aujourd’hui, il ne connaîtra que réussites et succès mais perdra ses illusions, devenant un roc inébranlable. Pour finalement se rendre compte qu’il n’est pas hors du système, mais qu’il est le système lui-même dans sa logique destructrice et foutrement rentable.
Andrew Niccol s’attaque à un sujet délicat et peu exploité au cinéma, surtout en France, alors que les armes sont la première exportation de notre cher pays. Dés le générique ‑la vue subjective d’une balle, de sa fabrication jusqu’à la tête d’un enfant dans laquelle elle vient se loger‑, nous sommes au cœur du sujet pour ne plus le quitter. Le cinéaste veut dénoncer une véritable industrie de la mort, hypocrite (ils fabriquent les armes, les vendent mais se défendent d’appuyer sur la gâchette) et puissante. Cette intrusion dans un des rouages les plus diaboliques du monde capitaliste (l’entretien de la guerre à des fins commerciales) se dessine principalement à travers le personnage de Nicolas Cage. À la fois personnage principal, mais aussi voix off qui couvre de ses commentaires distanciés et pas toujours tendres la totalité du film, Yuri se dédouble pour permettre au spectateur l’identification à cette ambition démesurée et profondément cynique. Mais plus que le système qui le voit émerger (un court début de jeunesse d’immigrant dans Little Odessa), c’est sa nature profonde d’humain qui est mise en accusation. Certes la nature de l’homme n’est pas forcément reluisante, mais les questionnements que provoque le film s’orientent vers une confondante naïveté et un manichéisme insupportable. Le film affiche une candeur qui nous fait alors douter de son bien-fondé.
Le fatalisme dont fait preuve le cinéaste est aussi assez racoleur. On trouve bien ici ou là quelques brimades contre le président libérien ou les élections truquées du premier mandat de George W. Bush, ainsi qu’un carton final dénonçant les quatre plus grands exportateurs d’armes du monde (à savoir les USA, la Russie, la France et la Chine) et leur place au conseil de l’ONU, … qui semble plus résulter d’un désir de bonne conscience que d’un réel engagement. Le film sombre alors dans un pessimisme assez douteux et attentiste. Le monde est pourri et nous ne pouvons rien y faire. Légale ou illégale, la loi du marché brise tout sur son passage et la non-condamnation du personnage qui clôt le film nous fait bien comprendre qu’avec lui ou un autre, le système continuera à tourner. Pas d’échappatoire possible. Seul règne ici le dégoût des règles de la société, qui met en lumière le désert idéologique que traverse notre époque.
Embourbé dans le principe de fiction parfois peu crédible, comme le prouve l’épisode du bateau, que Yuri fait repeindre en quelques minutes ou celui de l’avion en Sierra Leone, qui atterrit sur un chemin de terre au milieu de la foule, Niccol n’arrive pas à se détacher de ce destin personnel traversé de doutes, sûrement peu représentatif de la réalité de la violence de ces marchands. Ces scènes, si elles fonctionnent dans un James Bond ou dans Mission : impossible, apparaissent ici totalement grotesques. De la même manière, le commencement de l’activité de Yuri est totalement éludé. Une poignée de mains à la synagogue, et le voilà dans une chambre d’hôtel à vendre des armes israéliennes. Ce qui semble manquer à Lord of War, sur ce terrain, c’est une hybridation plus proche du documentaire, et au réalisateur-scénariste une plus grande connaissance de ces milieux pour donner un accès plus véridique et plus instructif pour le spectateur. Si le rôle, et le talent, d’un cinéaste est d’uniquement divertir, qu’il l’assume mais qu’il ne prenne pas ainsi la pose d’agitateur de problèmes de société, pour finalement ne donner qu’un film contestataire à l’emporte-pièce.
Ce constat cynique et monstrueux aurait eu pourtant une chance de fonctionner à travers le personnage de la femme de Yuri. Cette dernière ne sait rien des agissements de son mari et, avant qu’on ne vienne lui montrer des preuves du commerce de son mari, elle ne cherche pas à comprendre. Ce protagoniste semble pouvoir symboliser l’embourgeoisement généralisé de notre société, qui laisse agir, du moment qu’on ne vient pas déranger son confort opulent. Elle aurait gagné ainsi à être traitée avec plus d’attention. Une seule scène nous montre son désarroi, lorsqu’elle apprend la vérité sur les activités de son mari, trop facile et surtout pur ressort de scénario. Niccol la traite avec tiédeur et finalement ne montre rien qu’une femme assez soumise, sans réelle épaisseur, une ménagère d’intérieur sans volonté propre. Passons sur les prestigieuses références de Niccol, de Leone à Scorsese, pour traiter de son style. Car si le film pèche aussi par un autre aspect, c’est bien son univers visuel. Car c’est plus du côté du travail d’un David Fincher, du mauvais clip ou de la publicité, que lorgne Niccol. Une esthétique faite de coups fumeux numérisés et de scènes choc, à la limite du tire-larme ridicule, comme la séquence du massacre du camp libérien qui se finit par une trace de main ensanglantée sur le drap blanc d’une tente. Ce style dominant, clinquant et fun, en complète déconnexion avec la dureté du sujet, montre sûrement le vrai visage du film. La bande-son ne sauve rien non plus. Niccol singe le travail mi-ironique, mi-empathique, fourni par Scorsese sur Les Affranchis et Casino, à partir de la musique populaire. On peut citer la scène de drague risible, au son de la reprise de Grace Jones de « La Vie en rose », plus proche pour l’occasion d’un des plus mauvais élèves du réalisateur de Raging Bull, Paul Thomas Anderson, que du maître lui-même.
Lord of War n’est finalement qu’un produit de plus qui se veut dérangeant mais qui ne l’est nullement. Enfonçant des portes ouvertes, Niccol nous emballe ses pseudo-informations et réflexions sur la vente des armes dans un joli paquet cadeau, pour ne pas trop heurter les personnes à qui le film est destiné. Comme David Fincher a vendu l’anarchie dans Fight Club et Michael Moore la résistance à Bush dans Fahrenheit 9/11, Niccol montre un système capable de se dénoncer lui-même, signe d’un cynisme suprême.