Pour avoir son propre troupeau, Asa devrait épouser Tulpan. En attendant la réponse de la jeune fille, il vit avec sa sœur. Dans cette première fiction, Sergey Dvortsevoy gomme la cruauté qui était omniprésente dans ses documentaires.
Asa, jeune soldat qui vient de finir son service militaire, a un rêve, qu’il a, selon une coutume de la Marine, représenté sous la forme d’un dessin sur le col de son uniforme. Son idéal serait de fonder une famille au sein des steppes kazakhes, et de vivre, nomade, de l’élevage ovin. Mais l’administrateur de la région est formel : « Pas de femme, pas de troupeau. » Épouser Tulpan, la seule jeune femme des alentours, représente donc pour lui l’unique espoir de voir son utopie se réaliser. En attendant de fonder sa propre famille, Asa vit, en surnombre, dans la yourte de sa sœur. Tout ce qu’il aimerait posséder, une famille, un toit, un troupeau, il doit pour l’instant le vivre par procuration.
Il y a certes quelque chose de primitif, d’originel dans cette micro-société qui vit au jour le jour, en autarcie, de ce que la terre lui donne. La steppe interminable tient de l’arche de Noé : on y trouve des animaux en pagaille, qui traversent le champ visuel ou sonore en permanence, et dont chaque espèce (vache, dromadaire, chevaux, et surtout moutons) est représentée par un échantillon. Mais s’agit-il vraiment d’un éden comme le pense Asa ? Comment trouver paradisiaque cette existence soumise à une nature extrêmement violente, dans une frêle habitation où la promiscuité est souvent pesante ? D’ailleurs, au cœur de ce monde raréfié, un dysfonctionnement de mauvais augure assombrit peu à peu le tableau : les brebis accouchent d’agneaux mort-nés. La transmission naturelle de la vie ne va plus de soi.
Il y a tout au long de Tulpan une sorte d’incertitude pour le spectateur quant à la nature des éléments en présence. La tendresse de la très belle scène où les enfants, à cheval sur le dos monumental de leur père, lui font une séance de soins de la peau laisse ainsi imperceptiblement la place à un sentiment de pesanteur de la promiscuité. C’est cette ambivalence qui fait la beauté du film : la nature n’est pas tour à tour bienfaisante et rageuse, mais les deux à la fois ; la famille, dans une même séquence, apparaît comme un cocon et comme une prison. À l’instar de la disjonction quasi systématique du son et de l’image (on comprend tardivement que la voix qui chante n’appartient pas aux mains en gros plans qui font la vaisselle), la tonalité des situations n’est jamais tranchée, mais bien plutôt multiple. Il y a toujours une forme de décalage entre les situations et la façon dont elles sont vécues par les différents personnages.
Dans Paradise (1997), Dvortsevoy filmait déjà une famille d’éleveurs nomades dans la même région, mais il s’agissait d’un documentaire. Tulpan en est comme un remake fictionnel, dans lequel toutes les séquences sont reprises, tout en étant étirées, dépliées, nuancées. Dans l’abandon de la forme documentaire, un changement de tonalité s’est opéré. Le long plan sur les gueules de chiens hargneux aboyant face à la caméra, les cris stridents d’un chameau ou la fixité parfois insoutenable du cadre pouvaient être perçus dans Paradise comme autant d’agressions faites au spectateur. Cette cruauté a disparu de la fiction, elle y est plus diffuse et nuancée, comme s’il était possible à Dvortsevoy de la révéler telle qu’elle existe dans la vie réelle, mais pas de l’inventer. Le seul personnage générateur de malaise rescapé indemne du documentaire est la mouche, dont on entend surtout le bourdonnement amplifié, et qui tourne autour de la mère de Tulpan. Dvortsevoy fait subir à ses personnages, et non plus au spectateur, la sensation de l’enfermement. Paradise se servait du cadre comme d’un motif carcéral, à l’instar de cette vache coinçant sa tête dans le bidon dans lequel elle voulait boire. Asa, comme l’animal, semble pris dans une série d’emboîtements, à l’image de poupées russes : la clôture du cadre renvoie à l’enfermement d’une vie dans un univers raréfié, et à plus forte raison à la finitude de l’existence humaine.
On pense souvent à Samuel Beckett en regardant les hommes que filme Dvortsevoy. Qu’il s’agisse des vieux paysans contraints de pousser à la force de leurs bras le wagon d’un train pour apporter du pain jusqu’à leur village (Le Jour du pain, 1998), ou de l’aveugle qui tisse des sacs de corde pour les offrir aux passants (Dans le noir, 2004), tous suscitent un sentiment de vanité, d’absurdité profonde du destin humain que l’on retrouve chez le personnage d’Asa qui attend, pour commencer à vivre, que son paradis lui soit livré clés en main.