Pas si simple d’adapter une pièce de théâtre au cinéma. Un fil à la patte n’est pas une pièce de théâtre filmée. C’est un film à part entière, avec montages et cadrages, et ouverture du champ théâtral par l’enchaînement des différentes scènes, dans les chambres, les jardins, les escaliers. Michel Deville intègre si habilement les codes de l’espace et du jeu théâtral à la représentation cinématographique que cette comédie garde l’entrain de la pièce originale de Georges Feydeau.
Dès la première scène, se met en œuvre le travail d’adaptation sur une pièce de théâtre de la fin du dix-neuvième siècle. Lucette (E. Béart) n’en finit pas de pleurer le tardif retour de son amant en jetant l’un après l’autre les tissus blancs brodés comme on utiliserait aujourd’hui des mouchoirs kleenex. Si les décors et les costumes s’inscrivent dans le siècle finissant, les allusions au vingtième siècle (apparition d’une sorte de téléphone mobile) montrent les possibilités d’actualisation. Issue de la volonté de rendre contemporaine la pièce de Feydeau, la transformation du type des personnages modernise la comédie. Par exemple, dans le texte original, Irrigua est un officier originaire d’une république bananière avec un fort accent hispanique; dans le film, il est un nouveau riche qui s’exprime en vers. Ainsi, la « réécriture » permet d’adapter la pièce pour la rendre compréhensible au spectateur d’aujourd’hui tout en conservant le caractère définitionnel du personnage. En faisant parler en vers Irrigua, l’attitude décalée du personnage avec le monde de la bourgeoisie qu’il convoite est préservée mais rendue toutefois plus actuelle.
L’écriture de Feydeau, moderne et d’une incisive fraîcheur, traverse les époques pour devenir une histoire commune à tous, universelle de par les thèmes abordés, l’amour, l’argent et le sexe. Le genre du vaudeville est dans cette pièce porté à son paroxysme. Le mensonge et le quiproquo sont les ressorts de cette comédie : Lucette, courtisée assidûment par Irrigua, aime Bois-d’Enghien, lequel va pourtant se marier dans l’après-midi avec la riche Viviane dont la mère désire ce futur gendre. L’histoire est menée à bout de souffle et court vers sa fin à la même allure folle que le jeu des acteurs. Il y aura aussi «la tête de turc», le sacrifié dans ce monde de désir, d’ambition et de fausseté. Le ton osé, satirique, l’histoire riche en rebondissements, tous les ingrédients nécessaires à un vaudeville sont là, sans oublier la scène topique de la provocation en duel.
Le comique de geste et de situation est consubstantiel au genre du vaudeville. Le mot, apparu dans les années 1500, provient de vaudevire formé sur «vauder» : tourner et sur «vire» : virer. Deville a su filmer les acteurs dans le mouvement. Ils arpentent les pièces, occupent les chaises (décor inévitable dans une pièce de théâtre, qui plus est, dans un vaudeville). Les coups de sonnette les précipitent d’une pièce à l’autre, les froufrous virevoltent, les portes claquent. À l’arrivée d’importuns impromptus, les comédiens surgissent devant la caméra, le plan est serré sur leur visage pour capter la naissance du sentiment avant même qu’il soit formulé. Le fourbe Bois-d’Enghien fait souvent des apartés à la caméra, c’est par lui que se brise le quatrième mur, celui qui sépare le public de la représentation théâtrale, ici, le spectateur de l’écran. Ces apartés supportent le nœud dramatique : Bois-d’Enghien va-t-il réussir à rompre avec Lucette, ce «fil à la patte» qui l’empêche d’accéder au monde aristocratique qu’il ambitionne d’intégrer ?
Le rythme de ce film est dense. La caméra suit tous les allers et venues des personnages pressés, surpris, obligés d’agir dans l’urgence. Ce sont leurs comportements face à l’urgence qui créent l’action et chacun se révèle sous son vrai jour. Les jeux de miroirs, très présents à l’écran, sont l’outil visuel pour signifier la tromperie de tous et rendre prégnant le jeu de dupes auquel tous participent. Chaque personnage a plusieurs facettes qu’il révèle dans les situations extrêmes. Le monde de la Belle Époque n’est pas tendre. Hypocrites, prétentieux, calculateurs, persifleurs, les caractères sont trempés dans le cynisme, ce qui engendre un humour souvent corrosif.
La cadence est aussi rendue par l’omniprésence du son. À l’origine, le vaudeville se chantait, c’était une ballade gaie et gouailleuse. Dans Un fil à la patte, on claque des talons, on tape des mains, on chante, on crie, on jouit. La bande son (entre autres, le ballet de Faust de Gounod) emporte les scènes sur des airs de revue ; entraînante presque à l’excès, la musique est ainsi entièrement au service de la trame narrative. C’est une véritable danse endiablée à laquelle Michel Deville nous invite. Il faut donc noter à cet endroit que le réalisateur fait très peu de prises, filme à un rythme effréné l’enchaînement des plans, laissant à l’acteur peu de temps pour la réflexion, et préservant de fait, sa spontanéité et le plaisir de jouer la comédie. M. Deville a donc choisi les rushes des répétitions au montage, ce qui donne au film ce naturel et cet entrain propres à l’improvisation des comédiens pendant le tournage de plans séquences.
Enfin, même le choix des acteurs concourt à parfaire l’adaptation cinématographique de la pièce de Feydeau. E. Béart, C. Berling, D. Blanc, S. Merhar, P. Timsit, lesquels appartiennent déjà peu ou prou à un cinéma de genre différent, sont tous à contre-emploi de leur personnage habituel. Ce mélange est un écho à la pièce de Feydeau dans laquelle sont réunis des personnages de différents milieux sociaux : une chanteuse de café-concert, un journaliste, une aristocrate, un chansonnier…
Georges Feydeau aurait déclaré de son écriture : « Un gramme d’imbroglio, un gramme de libertinage, un gramme d’observation, malaxer. » Avec l’adaptation d’Un fil à la patte, Michel Deville lui rend un bel hommage.