Cinéaste prolifique mais méconnu, Michel Deville voit aujourd’hui la majeure partie de ses films édités en DVD. Inclassable, ne revendiquant aucun héritage particulier, le célèbre réalisateur du Paltoquet s’amuse à brouiller les pistes à chacun de ses films, évoluant tranquillement en marge de la Nouvelle Vague. Le premier coffret ici proposé regroupe ses premières œuvres, toutes marquées par une étroite collaboration avec Nina Companeez.
Né en 1931, Michel Deville réalise son premier long-métrage en 1960, Ce soir ou jamais, avec Anna Karina dans le rôle principal. Ces trois informations suffiraient presque à classer sans la moindre hésitation le cinéaste dans le courant émergeant de la Nouvelle Vague. Pourtant, même s’il est immédiatement encensé par Jean Douchet et les Cahiers du Cinéma, Michel Deville ne fera jamais partie du même clan que François Truffaut, Éric Rohmer, Claude Chabrol et Jacques Rivette. Il s’apparentera à cette autre « nouvelle vague », plus hybride, moins radicale dans ses choix éthiques de mise en scène, celle qu’incarneront Alain Resnais, Agnès Varda ou encore Louis Malle. Mais moins reconnu que ces derniers (notamment à Cannes et sur le plan international), Michel Deville a discrètement construit un univers qui lui est bien singulier et qu’il est indispensable de redécouvrir aujourd’hui.
Sa première décennie en tant que réalisateur est notamment marquée par son étroite collaboration avec la scénariste, réalisatrice et monteuse, Nina Companeez (qui s’est depuis illustrée avec le brillant téléfilm, L’Allée du Roi, en 1995). Ensemble, ils débutent par quatre films à l’étrange tonalité : Ce soir ou jamais (1960) et la fameuse trilogie des « trois A », Adorable menteuse (1961), À cause, à cause d’une femme (1962) et L’Appartement des filles (1963). Ces quatre films sont ici complétés par le plus mineur mais pas dénué d’intérêt Lucky Jo (1964) dans le cadre de cette édition du coffret DVD.
Totalement en marge de ce que pouvait offrir la production hexagonale de l’époque, les quatre premiers films cités se caractérisent par un goût très prononcé pour la comédie sophistiquée à l’américaine (dans la droite lignée des films de Minnelli ou de Cukor). Mais la futilité ici revendiquée (notamment par les personnages féminins qui fonctionnent principalement sur le canevas de la ravissante idiote) n’est qu’un trompe‑l’œil finalement assez déstabilisant. En effet, chacun de ces films commence quasiment systématiquement comme une comédie menée tambour battant et s’échappe finalement vers d’autres contrées, bien plus mélancoliques, révélant les personnages insouciants et souvent calculateurs à des abîmes de tristesse.
En ce sens, Adorable menteuse est probablement le plus réussi de tous. Deux jeunes sœurs s’amusent continuellement de la crédulité des hommes qui les entourent en les séduisant puis en les abandonnant cruellement à leur propre sort. La plus jeune d’entre elle (Macha Méril), se voit conseiller par son aînée (Marina Vlady) d’apprendre le mensonge pour mieux exercer son pouvoir sur les hommes, notamment celui qui souhaite l’épouser depuis déjà bien longtemps. En guise de démonstration, la peste séductrice décide de séduire son voisin du dessus, surnommé avec mépris Tartuffe. Plus âgé qu’elle, loin des canons de beauté rôdant habituellement autour de l’appartement, l’homme devine rapidement l’arnaque et rejette clairement les avances intéressées de la jeune femme. Mais le jeu ne prend pas la tournure prévue lorsque l’aînée constate qu’elle est réellement tombée amoureuse de sa victime, inversant ainsi les jeux de pouvoir qu’elle a elle-même instaurés. Le film s’engouffre alors dans une langueur mélancolique assez inattendue, prenant pour point de bascule cette somptueuse scène très découpée où les deux personnages s’échangent un baiser. Les dialogues somptueux de Nina Companeez prennent toute l’ampleur qui ont depuis fait sa réputation.
C’est dans cette même veine que sont réalisés deux autres films : Ce soir ou jamais et L’Appartement des filles. Le premier met en scène un jeune couple qui s’est progressivement perdu. Lui (Claude Rich) est un metteur en scène de comédies musicales, à la fois charismatique et ironique, très entouré par cette cour qui le suit dans chacun de ses projets ; elle (Anna Karina) se sent vaguement étrangère à cette vie qui ne lui offre pas les repères qu’elle attend. Tourné en huis clos dans un appartement parisien, Ce soir ou jamais est probablement l’un des films dans lequel Michel Deville se joue le plus des apparences. La réalisation d’un projet de comédie musicale, prétexte à convoquer plusieurs actrices pour décrocher le premier rôle, brouille totalement les pistes entre vérité et composition. Improvisant des textes devant le parterre de professionnels, les jeunes actrices font de cet appartement une vaste scène de théâtre où le regard de l’autre détermine les faits et gestes de chacun.
Ce goût pour l’artifice de la représentation atteint son apothéose dans L’Appartement des filles qui, comme son titre ne l’indique pas, s’échappe rapidement du lieu de vie fermé pour faire du monde entier une vaste scène de représentation où la vérité n’a plus cours. Dans ce film, un homme et une femme (Sami Frey et Mylène Demongeot) s’associent pour faire passer des lingots d’or au nez et à la barbe des douanes. Cette collaboration, qui avait pourtant commencé sous les auspices de l’artificialité, va finalement révéler la complexité des sentiments qui unissent les deux malfrats. Pourtant, dans la première partie, Michel Deville faisait une nouvelle fois le choix d’une scénographie très théâtralisée, un encadrement de porte devenant soudainement prétexte à une improvisation très « jouée » des filles habitant l’appartement.
Enfin, dans le très élégant À cause, à cause d’une femme, Michel Deville et Nina Companeez s’adonnent à une mélancolie assez cruelle où la perte d’un amour peut anéantir tous les petits et grands bonheurs du quotidien. Ce film qu’on pourrait considérer comme un polar sophistiqué retrace le parcours d’un homme (le séduisant Jacques Charrier) injustement accusé de meurtre par une femme qu’il n’a pas suffisamment aimée. L’inconstant est épaulé par deux femmes (Marie Laforêt et Mylène Demongeot), qui se retirent humblement devant l’impossibilité d’être aimée en retour, et tombe amoureux d’une quatrième jeune femme qui ne le lui rendra finalement pas. Délicieusement spleen, À cause, à cause d’une femme traîne sa langueur sous des airs enjoués, refusant l’apitoiement pour mieux révéler l’injustice et la cruauté des sentiments.
En complément de ces cinq films magnifiquement restaurés, l’édition ici proposée est agrémentée de nombreux bonus, principalement des entretiens. Michel Deville, d’une humilité assez troublante, parle de son cinéma avec une étonnante sincérité tandis que les acteurs, et surtout les actrices (Mylène Demongeot, Macha Méril, Marina Vlady et Anna Karina) se succèdent pour dire combien leur travail avec ce réalisateur fut aussi passionnant qu’inespéré dans leur carrière respective. Le théoricien du cinéma Jean-Loup Bourget intervient également pour replacer la carrière de Michel Deville dans le contexte si particulier que furent les années 1960 en France.