Cinéaste prolifique mais méconnu, Michel Deville voit aujourd’hui la majeure partie de ses films édités en DVD. Inclassable, ne revendiquant aucun héritage particulier, le célèbre réalisateur du Paltoquet s’amuse à brouiller les pistes à chacun de ses films, évoluant tranquillement en marge de la Nouvelle Vague. Le second coffret ici proposé (en complément de l’autre volume qui regroupe ses cinq premiers films) marque la rupture entre Michel Deville et sa complice Nina Companeez. Seul, il s’engouffre alors dans un cinéma de genre troublant et définitivement inclassable.
Les six films regroupés dans ce coffret montrent toute l’étendue du talent d’un réalisateur qui s’est toujours situé à la marge (quelque part entre la Nouvelle Vague et un cinéma plus classique) mais aussi dans cet entre-deux (film à moyen budget, d’auteur mais accessible au grand public) qui fait aujourd’hui tant débat parmi la profession. Fort de sa longue collaboration avec Nina Companeez (co-scénariste et monteuse de la quasi-totalité de ses films pendant les années 1960), Michel Deville amorce un virage important à l’aube de la nouvelle décennie. À partir de 1971 (et le magnifique Raphaël ou le débauché, toujours introuvable en DVD), les deux complices se séparent, entamant chacun de leur côté une « carrière solo ».
Seul rappel dans ce second coffret de cette fructueuse collaboration, L’Ours et la poupée (1969) s’inscrit dans la pure tradition de la comédie sophistiquée. Revendiquant un héritage laissé par Hawks dans des comédies aussi pétillantes que L’Impossible Monsieur Bébé (1938), le film joue sur une opposition assez classique : un homme (Jean-Pierre Cassel) et une femme (Brigitte Bardot) sont fondamentalement différents mais condamnés à se rencontrer après un malencontreux accident de voiture. La femme fatale tombe sous le charme d’un homme relativement commun et décide de l’assaillir jusqu’à ce que celui-ci se rende à l’évidence de leur amour. Menée tambour battant, cette comédie repose avant tout sur l’abattage de ses acteurs, Brigitte Bardot en tête, dont on pourra aisément reconnaître qu’elle n’a malheureusement pas le dixième du talent de Katharine Hepburn.
À la fin des années 1970, Michel Deville va réaliser coup sur coup ce que l’on peut aisément considérer comme ses deux plus grands films et qui font tout l’intérêt de ce coffret : Dossier 51 (1978) et Le Voyage en douce (1979). Adaptation du roman d’espionnage de Gilles Perrault, Dossier 51 se pose en véritable leçon de cinéma. Axé sur l’infiltration de plusieurs espions dans la vie d’un homme politique afin de le mettre à leur merci, le film emploie avec brio de nombreux procédés cinématographiques : caméra subjective (nous ne verrons presque jamais le visage des espions), construction d’un espace par le biais d’un montage habile de photographies, travail sur le son et sur la voix off (aussi posée que terrifiante). A la fois fascinant et captivant, Dossier 51 montre aussi comment un homme public peut être fouillé, analysé, décortiqué au-delà de tout ce que lui-même sait sur sa propre existence et ses choix inconscients. Le tableau se construit progressivement au hasard des rencontres : une ancienne petite amie retrouvée, une femme de ménage un peu trop curieuse, mais surtout la mère de « 51 » qui se révèle au cours d’une longue scène absolument bouleversante à une espionne qui s’est présentée à elle comme simple étudiante.
Cette « mise en image » (pour reprendre les termes modestes de Deville) magistrale de textes littéraires se retrouve également dans son film suivant, Le Voyage en douce. Réunissant Geraldine Chaplin et Dominique Sanda, Michel Deville met en scène une flânerie vaguement érotique à travers la France. Baignant son film d’une lumière estivale, le réalisateur laisse cours à la littéralité des textes (écrits par une vingtaine d’auteurs spécialement pour l’occasion) qui ont pour point de convergence le désir au féminin. Délicieusement mélancolique, le film finit par totalement s’affranchir de la question du temps qui passe (notamment en créant des ponts d’une bouleversante beauté entre le passé et le présent) pour finalement atteindre une sorte d’absolu du désir. Si le réalisateur reconnaît lui-même qu’il ne faut pas voir en ce film le symptôme d’une libéralisation des mœurs après mai 68, la quête du désir – et en fait dans une moindre mesure du plaisir – est ici synonyme de retenue nostalgique devant la perte.
Comme à chaque début de décennie, le réalisateur amorce un nouveau virage. Avec Eaux profondes en 1981, il se démarque de ses films précédents en livrant une œuvre proche de l’univers de Chabrol. Ici, un mari (Jean-Louis Trintignant) et sa très jeune femme (Isabelle Huppert) font partie de la haute bourgeoisie de l’île de Jersey. Elle trompe son ennui dans les bras de jeunes amants, il cautionne avec une étrange distance. Tout se dérègle le jour où, pour reconquérir son épouse, il se fait passer auprès d’elle pour un dangereux criminel susceptible d’éliminer un à un tous les hommes qui tournent autour d’elle. Flottante et parfois volontairement dénuée de rythme, la mise en scène capte le délitement progressif de cet étrange couple qui, comme dans toutes les précédentes œuvres de Deville, ne se complaît que dans la représentation de lui-même, s’éloignant toujours plus de ce qui constitue sa propre vérité.
La question du faux-semblant est également au centre de Péril en la demeure (1985). Un professeur de musique (Christophe Malavoy) se retrouve embarqué dans une histoire d’adultère avec sa patronne (Nicole Garcia) tandis que les règlements de compte se profilent à l’horizon. Vingt ans avant Caché de Michael Haneke, la vidéo revêt une place capitale dans ce jeu de dupes. Ici, les ébats comme les meurtres sont filmés à leur insu et visionnés sur le magnétoscope de la voisine d’en face (Anémone). Ce film, l’un des plus étranges du réalisateur avec Le Paltoquet (1986), cultive une étonnante ambiguïté où les jeux de pouvoir se mêlent à la séduction.
Dernière œuvre proposée dans le coffret DVD, La Maladie de Sachs (1998) tranche du reste des autres films sélectionnés. Éloigné chronologiquement de Péril en la demeure, cette adaptation du roman de Martin Winckler fut l’occasion d’offrir un rôle à contre-emploi à Albert Dupontel (qui, depuis, a fait ses armes dans le cinéma d’auteur) en faisant de lui un médecin généraliste d’une exigence éthique telle qu’il finira par en tomber malade. Quelques années avant le passionnant documentaire d’Hélène de Crécy, La Consultation, Michel Deville s’intéresse avec une approche presque documentaire au total dévouement d’un médecin pour son métier.
Comme dans le premier volume, les bonus DVD sont essentiellement composés d’entretiens. Outre les interventions toujours éclairantes du réalisateur lui-même, ses acteurs (Nicole Garcia, Dominique Sanda, Jean-Louis Trintignant, Albert Dupontel) reviennent sur leur fructueuse collaboration avec celui qui prétend pourtant ne se baser sur aucune direction d’acteurs particulière. Pour Dossier 51, c’est l’écrivain Gilles Perrault qui revient sur le travail d’adaptation de son propre roman tandis qu’un autre bonus questionne le rapport du film à l’emploi des photographies. Bref, une œuvre hybride et complexe à redécouvrir de toute urgence.