1984 – 2013 : 30 ans de la vie d’un homme – un skinhead – à travers 30 ans de l’histoire de l’extrême-droite en France. Du lancement de « Touche pas à mon pote » à la Manif pour Tous, en passant par le défilé meurtrier du FN de 1995 : ces événements sont perçus par le prisme d’un regard, celui de Marc Lopez – le Français du titre. Titre ambigu par ailleurs : Marc Lopez, « un Français » parmi tant d’autres ? Ou Marc Lopez « un Français » comme une statistique de l’INSEE, un Français moyen en somme ? Le film ne tranche heureusement pas et trace, en lui collant aux basques, le parcours d’un homme qui tente d’en devenir un autre mais qui, lesté par le poids du passé, ne pourra jamais vraiment se dégager de son ancienne idéologie qui contamine désormais la société par tous les côtés. À la fois modeste et ambitieux, le programme politique du deuxième long métrage de Diastème, après Le Bruit des gens autour – titre qui pourrait tout aussi bien convenir à sa dernière œuvre, se déploie progressivement, pareille à une fresque intime cousue comme un patchwork de blocs d’identités se chevauchant les uns les autres et qui finissent par se dissoudre dans la cuisine d’une barre d’HLM où Marc Lopez finira seul. Un Français est l’histoire de la révolution d’un esprit, la rotation d’un cerveau gangrené par la haine comme une planète qui ne tourne pas rond : soit le récit d’un facho qui finit par se résigner à la bonté humaine et décide de se délester de la bêtise crasse de sa jeunesse, malgré la lourde gravité du trou noir de ses errances passées. Un désengagement progressif comme une retraite sur un front national et militaire. Et loin de toute bondieuserie manichéenne, la sécheresse du film, qui se veut le constat sans jugement d’un échec de vie, dresse le coût – financier, moral et physique – d’un tel mouvement de repli : qu’est-ce que cela coûte à Marc Lopez de rejoindre, non pas la communauté des hommes, mais la solitude de la pensée ? Mieux : quel est le prix à payer pour apprendre à voir ? Un Français est l’histoire simple d’un homme qui apprend, presque contre lui, à chausser des lunettes.
Impuissance et rémission
L’une des forces du film, c’est ainsi de voir que Marc Lopez ne s’épanouira pas dans sa nouvelle vie, qu’il ne jouira, pour ainsi dire, jamais de sa nouvelle acuité. Il y perdra ses amis, ses parents et le droit de voir sa fille. Il est en quelque sorte puni par le film de son éloignement des thèses du FN. Un damné. D’où l’ambiguïté permanente d’Un Français qui l’empêche de tomber dans la grande œuvre de rédemption attendue où notre héros emprunterait un chemin de croix salvateur qui le remettrait droit dans ses bottes. Ici, on est plus proche de la fin de La nuit nous appartient de James Gray et de l’esprit de son dernier plan où le sourire amer de Joaquin Phoenix, mafieux reconverti en flic pour sauver l’honneur familial, disait tout de sa tristesse nouvelle. C’est ainsi que l’absence de plaisir ou plutôt, pour le dire plus crûment, l’absence de jouissance font partie des éléments que Diastème distille dans son film pour expliquer, sans psychologiser à outrance son propos, le changement de cap que prendra progressivement Marc Lopez. Celui-ci n’a jamais pris de plaisir dans la violence qu’il trimballait avec ses camarades dans les ratonnades et autres rixes avec les punks ou les mecs d’extrême-gauche qu’ils rencontraient au hasard d’une rue. Marc ne jouit pas, contrairement à ses amis qui, eux, ne jouissent que dans les coups et le sang. Il faut voir la scène où il rentre dans la chambre d’un de ses comparses qui est en train de faire l’amour avec une fille qui s’ennuie copieusement. La jouissance pour eux n’est jamais avec l’autre, mais contre l’autre. Il leur faut un exutoire relié directement à leur libido. C’est cela qui « les fait bander », c’est cela qui « les soulage »… En prison, Grand-Guy, ancien camarade de jeux au bord de la folie, avouera à Marc que la violence lui manque et que dorénavant, « il ne bande plus ». Une décharge de chevrotine clouera Braguette (!) dans un fauteuil roulant : une impuissance (sexuelle) au carré, qui le fera se transformer en Jean-Michel Cayrol, cadre du parti frontiste avant d’en être exclu pour ses propos provocateurs. Quand on veut noyer son chien, on l’accuse de la rage…
Un Français se vit, encore une fois, comme une guérison ou une rémission plutôt qu’une rédemption. Marc Lopez passera ainsi consécutivement de l’hôpital à la pharmacie, du commissariat à la médecine du travail… tout un trajet administratif qui s’achève au chevet d’un ses anciens comparses qui se meurt de ne pas avoir supporté la violence de ses actes autrement que par la prise de drogues. Et c’est – peut-être ironiquement – en écoutant les paroles d’une chanson de Julien Clerc, au détour d’une diffusion de l’émission Sacrée soirée dans l’appartement familial, que Marc comprendra qu’il doit en passer par les voies médicales : « Fais-moi une place dans tes urgences / dans tes audaces / dans ta confiance ». Marc le crie à plusieurs reprises dans le film : il a besoin d’air, il suffoque dans son corps devenu un objet d’oppression qu’il s’inflige à lui-même. Et Diastème, intelligemment, applique cette idée de suture au projet même de son film en le faisant respirer par d’amples sauts temporels. Il relie ainsi ses séquences comme des blocs médicaux qui communiquent entre eux par tout un jeu de résonances sensibles plus ou moins visibles et qui permettent aux ellipses de marquer formellement son film : une bière qu’on décapsule comme on enduit une affiche de colle trois ans plus tard, une « Marseillaise » qu’on chante dans une maison bourgeoise pour soutenir les camarades frontistes comme on la chantera trois ans plus tard pour soutenir l’équipe de France en finale de la Coupe du Monde, un père alcoolique et une mère dépressive qu’on enterre avant de voir à la télé les illuminés de Dieu scander leur éloge homophobe d’« Un papa, une maman »… Tout un jeu de perspectives que le film s’amuse à disséminer pour complexifier son approche sans pour autant vouloir poser un quelconque didactisme sous les yeux du spectateur. Un Français est un film rempli de trous comme un cimetière de tombes qui rappelle au passage que le FN est un parti qui a du sang sur les mains. Diastème ne confond pas pour autant les bourreaux et les victimes, il tente juste de dire que la force d’un homme se révèle aussi à sa sensibilité. Il prend le taureau par les cornes, le regarde fixement dans les yeux pendant 1 heure 40 et en révèle progressivement l’écorce fragile.