L’émotion de découvrir le dernier long-métrage d’un duo de cinéastes que l’on a aimé – Vittorio Taviani est décédé le 15 avril dernier – donne une aura forcément différente à Una Questione Privata, qui porte en lui, malgré ses nombreux défauts, une gravité presque funéraire. Adapté d’un ouvrage paru dans les années 1960, il épouse la trame du grand mélodrame romanesque : Milton, jeune homme lettré engagé dans la résistance face à l’armée fasciste, aime passionnément la belle Fulvia qui l’abandonne pourtant pour son meilleur ami Giorgio, lui aussi partisan. Jalousie et conflits moraux en temps de guerre : le film sent la poussière. De façon surprenante, celle-ci recouvre moins ce qui concerne les éléments écrits – la belle littérarité classique laisse transparaître une incandescence étouffée entre les personnages qui donne envie de se pencher sur le roman original – que les éléments proprement mis en scène. Rien n’est très beau à voir dans Una Questione Privata, film habité par une imagerie kitsch (brouillard mystérieux, musique ampoulée pour surligner chaque moment où l’intensité doit être à son comble, jeu très affecté, cheveux dans le vent et regards langoureux, décors en carton-pâte) que renforce une image numérique sans aspérités. On est loin de l’effusion poétique très juvénile et bohème du précédent Contes italiens (sorti en 2015), tant celui-ci apparaît lustré jusqu’au dernier détail des costumes.
Sous la naphtaline, quelque chose persiste pourtant et ressurgit de temps à autre comme les derniers éclats d’une œuvre fulgurante. Une troublante étrangeté point par moments dégagés de la narration. C’est d’abord l’excentricité ambiguë d’un prisonnier fasciste, aux mains des maquisards, qui se lance dans une performance, mimant jusqu’à l’extase les gestes saccadés et névrosés d’un batteur de jazz, que le film accompagne en accordant la bande son à ceux de la batterie imaginaire. La frontalité de cette séquence et son esprit de dérision tracent le contour d’une déviance, tapie dans l’ombre de l’académisme du film, comme si les deux réalisateurs parvenaient dans un dernier effort à faire sentir la cruauté de leur récit. Celle-ci est encore plus visible lors d’une seconde séquence : dans un hameau isolé dans les montagnes, une famille entière a été massacrée et les corps gisent à la porte de leur maison. Cadrée en plan fixe comme un tableau funeste, la scène témoigne d’un miracle : la petite fille se réveille innocemment, se lève pour boire un verre d’eau, retourne se blottir contre le corps de sa mère criblé de balles et referme les yeux. La sécheresse induite par l’absence d’emphase glace le sang, heurte comme un coup de poignard et laisse épancher, un instant, la spectralité qui sourdait mais ne pouvait jusqu’alors advenir. Comme une aura diffuse qui viendrait hanter les majestueux reliefs de la Toscane et de l’Italie du Nord, l’étrangeté qu’abrite ce dernier film vermoulu lui donne un beau caractère intemporel.