Intéressant cas que cette Grande fille (Beanpole, soit « la girafe »), qui investit, dans la lignée d’une tendance que l’on évoquait brièvement en ouverture du dernier Festival de Cannes, une esthétique héritée de la modernité. Stalingrad, 1945. Le film s’ouvre sur une pure suspension de la signification, via la stase mentale et physique dans laquelle plonge parfois Ilya, infirmière qui a gardé comme séquelle de sa « présence au front » (on n’en dira pas davantage, puisqu’il s’agit du grand secret sur lequel repose l’intrigue) ce mal étrange. Elle est littéralement « frozen », mais la surface de la glace laisse entrevoir un feu ardent, notamment par l’entremise de la musique dissonante qui retentit à chaque nouvelle crise : son état d’apparent « vide » se présente d’emblée comme la conséquence d’un « trop plein », dont l’origine, longtemps gardée tue, sera révélée à la toute fin. Le film gravite autour de cette interdépendance entre deux pôles opposés, en partant d’une disparition (celle d’un enfant) qui dérègle les rapports entre les deux femmes au cœur du récit. Tandis qu’il faut « remplir les ventres », en mettant au monde un nouveau garçon, les corps débordent : Ilya se fige et Masha, son ancienne camarade du front, ne cesse de saigner du nez. Plus largement, l’écriture repose sur une latence des scènes où le venin du secret caché remonte à la surface et vient éclabousser les protagonistes, à l’image de cette scène de flirt où Masha sourit, séduite par un prétendant encore vierge, avant que ses lèvres ne se figent en un rictus de haine et que le contenu du verre qu’elle tient à la main finisse sur le visage de son courtisan.
On peut toutefois regretter que le procédé prenne progressivement la forme d’un système, comme en témoigne plus loin ce plan où Masha tourne sur elle-même, d’abord euphorique, puis dans une ivresse dégoûtée où les larmes succèdent à l’excitation. C’est que le film, en fin de compte carré sous sa surface mystérieuse, applique ce principe à tous les différents pans de sa mise en scène – par exemple la manière dont il envisage la couleur, en mêlant toujours le vert (le pull d’Ilya dans la scène où l’enfant meurt accidentellement, la robe de Masha) au rouge (la tenue du garçonnet, le sang qui macule les vêtements de Masha), jusque dans cette peinture verte que Masha tente, à un moment, d’appliquer sur les murs de la chambre des deux héroïnes. Sauf que le rouge ne peut inévitablement que rejaillir, en dépit des tentatives des personnages d’échapper à leur passé sordide. Dommage que ce surgissement finisse par accoucher de dialogues explicatifs qui viennent révéler, au risque de ne laisser plus aucune zone d’ombre, le fin fond de l’affaire. Ce hiatus entre une forme qui, secrètement, suit un cap dont il ne déviera pas, et les propos didactiques des héroïnes, dit quelque chose de la difficulté de ce film appliqué à ménager une véritable complexité. De sorte que, en dépit de qualités certaines, Une grande fille aura fait du legs de ses aînés la feuille de route d’un chemin paradoxalement bien trop fléché.