La singularité de Tesnota – premier long-métrage d’un jeune cinéaste de 26 ans, surgissant des confins de l’Europe de l’est et présenté à Un Certain Regard lors du dernier Festival de Cannes – provoque autant de magnétisme que de rejet net, ceci jusque dans les coulisses de notre rédaction. Le moment névralgique se trouve sans doute dans la scène centrale : l’héroïne, jeune femme de confession juive, a fui sa famille et a rejoint son petit ami d’origine kabarde et sa bande pour une soirée où l’alcool et la drogue font des ravages. Harassés de fatigue, ils s’écroulent dans le canapé et cuvent leur gueule de bois devant la télévision qui diffuse un reportage d’une brutalité inouïe, montrant les exactions – notamment une décapitation au couteau – commises lors de la guerre de Tchétchénie. Cette acmé, si elle cristallise l’ensemble du film, est à double tranchant. Soit elle incarne la part démonstrative d’une œuvre jusque-là besogneuse et archétypique d’un jeune cinéma d’auteur qui plaît dans les grands festivals. Soit au contraire – avec une insolence juvénile – elle donne à Tesnota une dimension et une densité assez rare pour un premier coup d’essai.
En prenant le parti du coup d’éclat, on peut trouver dans cette scène une troublante ressemblance avec une séquence de Persona où Liv Ullmann est confrontée à des images d’un homme qui s’immole par le feu lors de la guerre du Vietnam, l’actrice s’effondrant soudainement comme terrassée par le tragique de l’Histoire. Il y a peut-être, dans la léthargie alcoolisée des jeunes protagonistes imaginés par Kantemir Balagov, une réaction encore plus sombre que dans le chef-d’œuvre de Bergman : face à l’irruption manifeste de la barbarie entre les ethnies qui composent la mosaïque russe, il n’y a au mieux qu’une apathie généralisée, une fascination et une accoutumance à la violence, au pire une convoitise – « Eux, au moins, les Tchétchènes, ils défendent leur terre » dira finalement un des garçons avachis sur le canapé. Car l’énergie souterraine de Tesnota est bien celle du brassage, autant dans sa forme – un flot de séquences et de paroles étouffées et continues dans les couleurs chaleureuses de la photographie du 35mm – que dans les représentations sociologiques qu’il fait interagir. Juifs, Kabardes, Russes, mais aussi pauvreté et torpeur de la périphérie : le film se construit sur un tissu social mouvant et nébuleux, des spasmes ou des relents d’un passé douloureux et réprimé.
Calme anxiogène et scènes-choc
Tiré d’un fait divers, Tesnota reconstitue le kidnapping de deux jeunes fiancés de confession juive à Naltchik, capitale de la république autonome de Kabardino-Balkarie, au sud du pays. Ce qui frappe ici, c’est le contraste entre le terrain social exacerbé, le récit explosif, la mise en scène très voyante – l’oppression familiale et communautaire dédoublée dans une multiplication de gros plans et les représentations de « prises en étau » – et le ton général qui se dégage, tout en bruissements apeurés. Au cœur de ce paradoxe entretenu, la caméra de Balagov se braque sur la sœur du jeune homme disparu, Ilana (Darya Zhovner, impressionnante), en rupture avec sa famille conservatrice. En faisant résonner les enjeux sociétaux à travers un destin intime, le jeune cinéaste reprend à son compte un schéma connu (le carcan qui vient entraver l’émancipation individuelle) pour jouer sur les niveaux d’intensité : si le cadre très resserré sur les personnages fait penser à celui de Juste la fin du monde, Tesnota ne vise jamais l’instabilité nerveuse et l’agitation permanente de la mise en scène de Dolan. Au contraire, il se maintient dans un calme moins tapageur et tout aussi anxiogène : le film est comme murmuré, conditionné presque en permanence dans la bande-son par la rumeur de la foule qui pèse de tout son poids sur les interactions entre les personnages, bien incapables d’oser la troubler en haussant la voix. Plus encore que la longue focale, ce travail sonore renforce la sensation d’étouffement et de torpeur.
De ce canevas, Balagov en tire plusieurs tensions. Tension des lieux d’abord, que ce soient les pièces de la maison, les lieux de culte ou les habitacles de voiture, tantôt pièges, tantôt abris : l’ambiguïté incessante de l’espace est l’obstacle principal qui se dresse devant Ilana et son désir d’évasion. Jamais elle n’est véritablement en danger : le film, à son actif, s’il creuse les ruptures entre les personnages, ne condamne jamais ces derniers à une attitude fermée et définitive, restant constamment à leur hauteur, portant sur eux un regard à la fois sensible et particulièrement complexe. Comment comprendre le geste final de la mère, enlacement affectif inespéré ou ultime tentative d’étouffement ? Mais jamais, Ilana n’est véritablement en sécurité non plus : chaque scène se charge d’une étrangeté latente et poisseuse qui donne l’impression de pouvoir basculer à tout moment dans le malaise et l’horreur, laissant échapper quelques bribes peu aimables. Ainsi, le geste libérateur de l’héroïne vis-à-vis des injonctions de sa famille – elle décide de perdre sa virginité afin d’échapper à un mariage forcé – se transforme en geste sacrificiel, l’acte d’amour prenant des faux airs de viol conjugal, le tout filmé au fond d’un couloir dans un plan-séquence qui frise la complaisance. C’est ici que se trouve la seconde tension et que Tesnota accuse peut-être ses plus importantes maladresses. En se tenant en équilibre entre une atmosphère feutrée et une stratégie de la scène-choc (à laquelle appartient également la séquence de la télévision), Balagov trébuche et laisse entrevoir les prémices d’une future filmographie punitive, dans le sillage peu flatteur que son compatriote Andreï Zviaguintsev a emprunté depuis quelques films. Laissons au jeune réalisateur le bénéfice du doute et redisons combien la densité et la virtuosité de Tesnota sont prometteuses.