Pour son premier long-métrage, Darielle Tillon s’aventure dans des territoires complexes, qui relèvent d’une inquiétante étrangeté maîtrisée avec talent. Grâce à son dispositif, qui est fondé sur une thématique du mal de vivre, elle nous parle d’incommunicabilité et de notre faible connaissance de l’Autre. Bien qu’imparfait, son film prouve que le cinéma français peut, sans démériter, se laisser aller à utiliser une forme aux notes fantastique pour traiter de ses sujets intimistes.
Une nouvelle ère glaciaire, qui était en compétition lors de la très belle édition du festival Entrevues Belfort 2008, est seulement distribué sur les écrans français en ce mois de février 2010. Cette sortie tardive démontre toutes les difficultés que peut connaître une première œuvre fragile et audacieuse pour atteindre le saint Graal de la programmation nationale – il n’en est pas de même pour l’ensemble des comédies affligeantes, tournées par et pour des vedettes de la télévision, que nous sert régulièrement l’industrie cinématographique française. Ce premier long-métrage de Darielle Tillon, qui en est également la scénariste avec Guillaume Esterlingot, révèle pourtant une cinéaste prometteuse, sachant créer une inquiétante étrangeté vénéneuse et poétique au sein d’un récit à l’apparence classique. La réalisatrice nous conte l’histoire de David et Éric, deux frères tenant le snack-bar d’un camping perdu sur une plage normande. Éric, peu bavard et qui semble comme étranger à cet espace profondément monotone et mortifère, disparaît mystérieusement dans une histoire de trafic de voitures vers la Bulgarie. Son frère, inquiet, part à sa recherche.
Cette nouvelle ère glaciaire que nous décrit Darielle Tillon, c’est celle de la difficulté à communiquer : les deux frères ne se connaissent pas malgré leur lien de parenté. Éric est un individu mal dans sa peau, qui décide de fuir sa vie et un territoire dans lequel il n’arrive pas à s’adapter. Ce désir de s’évader de la société peut rappeler tout un courant du roman et du cinéma japonais existentialiste et hautement symbolique des années 1960 et 1970, représenté notamment par les très beau L’Évaporation d’un homme de Shohei Imamura et La Femme des sables d’Hiroshi Teshigahara (scénarisé par le fameux romancier Kôbô Abe), où l’individu déstabilisé par une société anxiogène, disparaît, sans laisser de traces. Dans le film qui nous intéresse, David part en quête d’un individu lui étant extérieur dans un pays lointain (la Bulgarie) dont il ne maîtrise pas la langue et les codes culturels. La métaphore est forte. Dans une magnifique séquence se déroulant lors d’un concert de metal – assurément la scène la plus marquante de l’œuvre –, le jeune homme voit les mouvements de son frère décomposés par des lumières stroboscopiques aux tonalités inquiétantes. Tout est là : en quelques plans, l’auteur signifie l’observation distanciée d’un corps et d’une personnalité étrangère malgré sa familiarité apparente.
Par sa structure double qui utilise bien l’ellipse (le film est divisé en deux parties), ses personnages opaques et son aspect mystérieux, cette œuvre aux notes fantastiques comprend des réminiscences lynchiennes. Comme dans Lost Highway, elle est construite autour d’un trou noir, d’une faille filmique, qui nous fait basculer dans un univers différent. Darielle Tillon métaphorise aussi les difficultés de l’humain à s’adapter à un territoire par un retour à l’animalité, seul manière de vivre pleinement et naturellement dans le monde. Elle joue ainsi sur la métamorphose physique : le mal intérieur, psychologique, modifie des corps en souffrance, idée que ne renierait pas Cronenberg. Il pourrait cependant être reproché à la jeune cinéaste de simplifier les choses en utilisant comme territoire étranger une Bulgarie très caricaturale, faite d’habitants patibulaires et inquiétants. Critique qui peut se justifier si on ne tient compte que de l’aspect des images et du scénario stricto sensu. Mais, il ne s’agit que d’un dispositif, d’un principe scénaristique qui permet de signifier des thèmes sous-jacents, loin de tout racisme ou fainéantise intellectuelle – pas pire que les personnages parlant en langue étrangère chez Lynch. On parlera plutôt d’une certaine maladresse. Si l’ailleurs décrit peut paraître vraiment simpliste, il n’en est pas de même pour les thématiques développées par cette cinéaste prometteuse, qui touchent à l’essence même de l’Homme et à cette connaissance si faible que l’on a de l’Autre. Les plans de fin, d’une grande puissance poétique, restent longtemps à l’esprit, comme ce chien, figure centrale de l’œuvre, qui court sur une route de campagne à la poursuite de David qui s’éloigne tragiquement.