La sortie de l’édition collector du chef-d’œuvre de David Lynch, Lost Highway, chez MK2 Video nous donne l’occasion d’étudier les rapports ambigus qu’entretient le cinéaste avec le support DVD.
A priori, il serait légitime de penser que Lynch n’est pas un fervent admirateur du support DVD, tant il semble n’accorder aucun intérêt à ce qui constitue la spécificité des éditions traditionnelles (scènes coupées, making-of, commentaires audio ou fractionnement des films en chapitres). Un making-of est selon lui aussi absurde qu’un magicien qui révélerait ses tours. Quant aux éditions américaines d’Eraserhead et Mulholland Drive qu’il a supervisées, elles ne comportent toutes deux à sa demande qu’un seul chapitre. La raison de sa position est simple : pour lui, le film se suffit à lui-même, point. Et c’est en ce sens qu’il est paradoxalement très ouvert à ce support, en ce qu’il lui permet d’apporter un soin méticuleux voire maniaque à la qualité autant visuelle que sonore de ses films sur disques. L’édition qu’a sortie MK2 de Lost Highway le 23 novembre dernier est ainsi un petit événement en soi : la copie qu’elle offre du chef-d’œuvre de Lynch est tout bonnement une merveille du point de vue technique. Il faut se souvenir que jusqu’à présent, le film n’était disponible en France que dans une édition uniquement stéréo. Lynch n’est pas seulement scénariste et réalisateur, il est également sound designer. À ce titre, il s’investit intensivement dans l’élaboration des sons et des musiques (toujours intrinsèquement liés) qui vont habiller ses films. C’est là d’ailleurs la base même de son travail : Lynch date de façon très précise le déclic qui lui a donné la vocation de passer derrière la caméra. Ce jour-là, il se tenait face à une de ses peintures, quand soudain il y a vu un mouvement accompagné d’un bruit.
Aussi, voir Lost Highway, c’est aussi écouter Lost Highway. La bande son du film est l’une des plus riches de Lynch. En plus des traditionnelles et toujours excellentes compositions de son musicien attitré Angelo Badalamenti (dont la collaboration remonte à Blue Velvet), on peut y entendre quantité de morceaux pop écrits pour les besoins du film ou déjà existants ; les deux pouvant paradoxalement aller de pair, à l’instar du « I’m deranged » de David Bowie, qui ouvre et clôt le film, transformant celui-ci en une boucle dont la forme serait à rapprocher d’un ruban de Möbius : si le morceau était déjà disponible sur l’album Outside du chanteur, Lynch considère qu’il a été écrit pour le film, tant tout, de l’ambiance jusqu’aux paroles, colle parfaitement à ses images et à sa thématique.
Les possesseurs de home cinema seront donc ravis d’apprendre que Lost Highway est désormais disponible en DTS 5.1 ; MK2 rend enfin justice à l’exceptionnelle bande son du film, qui est pour beaucoup dans la perception que le spectateur va en avoir, de façon plus ou moins consciente. Citons juste un exemple : dans la première partie du film, une scène montre Fred et Renée (Bill Pullman et Patricia Arquette) faisant l’amour. La répartition du son est la suivante : dans l’enceinte centrale, on peut entendre leurs gémissements ; les enceintes stéréo diffusent ce mélange de musique et de sons angoissants qui caractérise le film ; quant aux enceintes surround, elles nous font entendre à faible volume la chanson « Song to the Siren » de This Mortal Coil, constituant ainsi un écho troublant avec la scène située dans la dernière partie du film, où Pete et Alice (Balthazar Getty et Patricia Arquette à nouveau) font l’amour dans le désert, à la lumière des phares de leur voiture, dont l’autoradio diffuse la même chanson, cette fois pleinement audible. Dans le cinéma de Lynch tout est affaire de sensations. Dans son mixage 5.1, Lost Highway n’en devient que plus envoûtant. C’est la raison pour laquelle cette édition aurait pu se satisfaire de ce seul disque : le film dans une copie irréprochable. L’éditeur a néanmoins ajouté un deuxième disque, sur lequel on retrouve des interviews de Lynch et des acteurs principaux, ainsi que les bandes annonces et un reportage sur le tournage. L’interview de Lynch, proposée en multi-angles, a été menée par Didier Allouch au mois de juillet dernier. Durant un quart d’heure, le réalisateur y évoque notamment l’écriture à deux mains du scénario avec Barry Gifford (dont il avait porté à l’écran le roman Wild at Heart), son travail avec les acteurs, ainsi que la façon dont l’affaire O.J. Simpson a pu l’influencer.
Lynch étant avare d’informations sur ses films, on se reportera donc pour une étude plus poussée à l’excellent livret (de 80 pages !) qui accompagne les deux disques au sein du coffret. Signé Guy Astic (déjà auteur de deux livres sur Lynch, dont le très complet Purgatoire des sens. « Lost Highway » de David Lynch aux éditions Rouge Profond), Lost Highway en instantanés est une sorte de « carnet de route » qui va guider le spectateur à travers les zones d’ombre du film, pas seulement pour les éclairer, mais plutôt pour y plonger plus profondément et évoquer les mystères qu’elles recèlent.
Les éditions DVD des films de Lynch sont globalement de bonne facture. MK2 avait déjà sorti Twin Peaks : Fire Walk with Me l’an dernier. Si les fameuses scènes coupées tant convoitées par les fans n’ont pu y être réunies, le film bénéficie d’une excellente copie, tant au niveau de l’image que du son, à l’instar des deux derniers films de Lynch, Une histoire vraie et Mulholland Drive, qui sont quant à eux disponibles chez StudioCanal. L’édition de Sailor et Lula sortie chez Wild Side Vidéo est particulièrement intéressante, en ce qu’elle nous propose une interview de Lynch s’exprimant sur les problèmes rencontrés lors du transfert du film en DVD, ainsi qu’un documentaire tiré de la collection « The Directors ».
Il faut aussi voir les DVD que met Lynch en vente sur son site internet davidlynch.com : The Short Films of David Lynch, dans lequel sont réunis six court-métrages entrecoupés d’interviews, Eraserhead, qui vaut surtout pour la qualité de sa copie restaurée, et Dumbland, qui regroupe les huit épisodes de la série animée développée pour son site.
Si la quasi-intégralité de l’œuvre du cinéaste est aujourd’hui disponible, il manque toutefois un morceau de choix : la série Twin Peaks n’est pour l’instant éditée qu’aux États-Unis, dans un coffret ne contenant que les sept épisodes de la première saison. Gageons qu’un éditeur aura très prochainement la bonne idée de la proposer dans son ensemble, tant cette série trouve une place importante au sein de la filmographie de Lynch.