L’enfermement à domicile, l’irruption du pouvoir politique dans la vie privée, le temps qui passe et nous échappe : on peut avancer sans crainte que les thématiques d’Une vie secrète auront une drôle de résonance chez les spectateurs de 2020, contraints de rejouer la douloureuse expérience de leur confinement. D’innombrables films ont choisi le motif de l’enfermement, soit comme point de départ d’un propos sur l’injustice et les excès du pouvoir politique (caricaturalement, L’Évadé d’Alcatraz), soit comme source de suspense (la séquence du cercueil dans Kill Bill). Plus rare sont les films qui ont pour seule ligne directrice d’observer un corps se désagréger dans la claustration, comme Hunger de Steve McQueen, qui exposait crûment la dislocation du corps de Bobby Sand dans les cellules thatchériennes. Une vie secrète tente de faire la synthèse de ces approches dans un périlleux mélange des genres : de l’obsession pour l’action et le suspense jusqu’au drame familial et psychologique. Pendant 2h30 éprouvantes, le film raconte le martyr d’Higino (Antonio de la Torre), contraint de rester emmuré durant trente ans dans sa maison, pour fuir le danger de la répression franquiste et observer, sans y avoir sa place, la vie de sa famille.
Le film est rythmé par le calvaire physique enduré par sa figure principale : un corps plein de vie coincé entre quatre murs, rampant, creusant, se cassant le dos, puis qui, après quelques épiphanies sexuelles, subit l’attente, l’obscurité, l’ennui, la peur toujours et l’inactivité jusqu’au flétrissement d’une enveloppe charnelle de plus en plus disgracieuse. On se souvient d’Antonio de la Torre en fuite dans El Reino, constamment en alerte mais toujours un peu dépassé. On le retrouve avec son air penaud, contraint à s’engager dès la première seconde d’Une vie secrète dans le même genre de performance physique. Caméra au poing, cadre serré sur le corps de l’acteur, les cinéastes Jon Garaño, Aitor Arregi et José Mari Goenaga imposent dès l’ouverture de se mettre à son allure, d’abord précipitée, mais bientôt circonscrite à un espace très réduit. Le film se fait alors le récit d’une fuite statique, loin des regards d’un ennemi dont on ne sait pas grand-chose, l’action étant concentrée exclusivement au sein de la cachette. Dans l’inertie toute particulière de son confinement, Antonio de la Torre se révèle pourtant toujours en mouvement, la narration lui imposant – de façon un peu artificielle – des situations qui l’obligent à agir. Collé à ce corps que nous accompagnons dans le cloisonnement, le film propose une expérience sensorielle étouffante qui offre de beaux moments d’extase : une scène de sexe fougueuse et désespérée dans le trou qui cache Higino, et une rapide escapade nocturne dans la sierra, où le fugitif, transitant entre deux cachettes en costume de vieillarde, s’autorise à prendre les jambes à son cou. Deux sommets émotionnels qui interviennent cependant un peu trop tôt dans le film.
Épuisement
C’est qu’il y a un inconvénient à adopter stricto sensu le point de vue de l’expérience physique d’une « taupe » (le surnom donné à ces fugitifs cachés pendant des décennies) : il s’accommode mal au format de la fresque historique et laisse peu de place aux autres enjeux du film. En témoigne un dispositif un peu trop rigide, où les strates se superposent autour de la planque d’Higino : le cercle familial se situe à un premier niveau, dans l’enceinte de la maison, tandis que la politique est placée à l’extérieur, derrière les cadres formés par les fenêtres ou la télévision. Réduits au rang de contraintes extérieures, ces milieux ne servent qu’à alimenter le récit en péripéties attendues. Il en va ainsi du personnage incarné par Belén Cuesta, qui n’existe malheureusement qu’en miroir de l’expérience vécue par son mari.
D’un point de vue formel, le constat est tout aussi mitigé. Les cinéastes s’épuisent à raconter l’enfermement en une suite d’effets redondants : un faisceau de lumière qui éclaire une partie du visage d’Higino, les cadres dans le cadre, la caméra surplombante pour mieux souligner la proximité des murs. En outre, le rigorisme de la mise en scène se double d’une structure narrative rappelant Barry Lyndon. Le film est chapitré par une série de verbes qui annoncent l’action à venir, cadrant abusivement le récit en plus de nous faire ressentir sa longueur à chaque intertitre (« Exhumer », « Sortir », etc.). À trop baliser et étirer leur film, les cinéastes nous coupent du lien empathique et sensoriel avec Higino qu’ils avaient pourtant installé dans le premier tiers, et nous empêchent ainsi de pouvoir exulter au moment de sa libération.