Dès le plan séquence d’ouverture qui évoque la magistrale scène du restaurant des Affranchis de Scorsese, El Reino s’inscrit dans la tradition du film de gangsters bien plus que dans celle du film politique subversif. Mais là où la chanson des Chantels introduisait un second niveau de lecture presque nostalgique dans le modèle scorsesien, une musique originale pulsée de mauvais goût épousant l’esthétique tapageuse des images vient créer chez Sorogoyen une urgence qui s’impose comme l’unique rythme du film. La scène suivante, qui présente tous les protagonistes, répond aux mêmes canons et emprunte des références identiques : un montage tellement rapide qu’il en interdit toute compréhension réelle de la situation fait se succéder des stéréotypes de mafieux engloutissant un luxueux déjeuner. De la même façon que Que Dios Nos Perdone, le précédent film de Sorogoyen, cochait toutes les cases du polar en citant explicitement ses modèles, El Reino tente d’appliquer la leçon d’exubérance et d’efficacité du Loup de Wall Street à l’univers corrompu de la politique espagnole. Le recours au plan séquence, qui fait la démonstration de sa propre virtuosité, devient tout au long du film le principal vecteur de l’action en imposant au spectateur une immersion sans pause pour atteindre une intensité maximale. À force de revenir à chaque point d’orgue narratif, le procédé, devenu trop visible, empêche la mise à distance nécessaire à la prise de conscience politique vers laquelle le film semble pourtant vouloir tendre, la remplaçant par une expérience sensorielle immédiate et grisante. Rien d’étonnant alors que le film soit à son meilleur lorsque, précisément, il cesse de parler de politique dans une suite de scènes nocturnes entre Andorre et l’Espagne où les excès de la mise en scène ne risquent plus de brouiller une intrigue simplifiée autour d’une quête matérielle (Manuel part à la recherche des carnets consignant les fraudes).
Les manipulations
Situé dans les années 2000, le film se veut toutefois une grande fresque sur le fonctionnement d’un parti politique placé face à ses malversations. Dissimulations, chantages, luttes intestines et omerta allant jusqu’à l’homicide : le constat est glaçant. Le personnage de Manuel, qui porte toute l’intrigue, se voit forcé par le parti à endosser l’unique responsabilité de détournements dont tous les cadres ont profité. Il décide alors de se venger en révélant aux médias, preuves à l’appui, l’ampleur du système de corruption auquel il a participé. La scène finale entend dévoiler les ambiguïtés du personnage que la rapidité du film avait en partie oblitérées (pour des besoins dramaturgiques, il devient petit à petit le cavalier blanc qui lutte seul contre tout un système) en l’installant face à une journaliste populaire sur le plateau d’un journal télévisé. Alors que Manuel brandit devant les caméras les carnets qui prouvent toutes les malversations (ce qui aurait constitué le happy end attendu du film), il est constamment contredit par la jeune femme placée en situation de force par la caméra qui multiplie les plans rapprochés sur son visage. Peu importe l’ampleur de ce qu’il révèle puisque lui-même a bénéficié de la fraude. Sorogoyen oppose frontalement deux morales aussi discutables l’une que l’autre : d’un côté, le politicien véreux mu exclusivement par son égo blessé et, de l’autre, la journaliste populiste jouant en permanence sur la corde sensible pour flatter son auditoire (« comment peut-on se regarder dans la glace quand on a volé le contribuable pendant quinze ans ? » dit-elle en substance). Le dernier mot est laissé à la présentatrice, Manuel est défait, et les applaudissements spontanés qui ont résonné à l’issue de la projection à laquelle nous assistions ne laissent guère de doute sur les intentions de Sorogoyen : il s’agissait bien d’un combat dont la supposée voix du peuple devait sortir vainqueur (on oublie vite que la journaliste appartient elle-même à un média qui a trempé dans les affaires, puisque le simple geste de retirer en direct l’oreillette qui la reliait à ses dirigeants la lave de tout soupçon). Cette ultime séquence est représentative d’un film dont les procédés cinématographiques excluent sans cesse toute possibilité de compréhension globale des enjeux politiques et sociétaux qu’il expose pour y substituer une vibration émotionnelle, certes efficace, mais facile, trompeuse, voire malhonnête.