La dégradation du corps est un motif éminemment cinématographique. Si elle a été représentée à multiples reprises, on pense en premier lieu à Patrice Chéreau et Son frère en 2003, l’exemple de Hunger touche à une représentation de la violence psychique et physiologique à propos de laquelle le cinéma semble – a priori – bien impuissant. Saisissant, voire éprouvant, le film de Steve McQueen rend pourtant la souffrance palpable (palpitante ?) et constitue en ce sens un exercice de cinéma très particulier qui fera inexorablement date. Mais si l’expérience n’était qu’exercice, l’impact serait réduit et concentré. Ici, la déflagration emporte tout, jusqu’à nos dernières défenses, plus qu’hypothétiques et bien mal préparées à un tel affrontement dantesque et mythologique.
Bobby Sands est aujourd’hui une figure de la résistance, une icône de l’insoumission à l’autorité. C’est admis et acquis. Mais il était, avant toute représentation christique, un corps. Un corps malmené, violenté, supplicié. Le lieu du martyr est la prison de Maze en Irlande du Nord, et son quartier H pour être précis. Nous sommes en 1981 et les têtes qui dépassent ne sont pas du goût de madame Thatcher. Ainsi, les leaders et obscurs membres de l’IRA sont raflés et emprisonnés, sans statut particulier, sans véritable procès non plus (Sands est condamné à 14 ans de prison pour un simple port d’arme non autorisé). Terroriste pour beaucoup, victime expiatoire pour certains, Bobby Sands va mener au sein de la prison un combat pour la dignité et pour l’accès au statut de prisonnier politique, une requête que les autorités britanniques fouleront du pied avec le plus grand mépris condescendant. En signe de contestation, Sands décide d’organiser une grève de la faim. Il en meurt 65 jours plus tard, neuf autres membres de l’IRA connaîtront le même destin.
Cette volonté farouche de résistance et d’accès à la reconnaissance ainsi qu’à la dignité résonnent dans l’esprit de McQueen. Voilà un sujet permettant de montrer l’invisible : la vie quotidienne dans une prison politique qui ne s’en donne pas le nom, et de proposer du grain à moudre : un tel élan tout-sécuritaire et prétendument anti-terroriste ne pourrait-il pas éclairer nos mentalités contemporaines ? La toute récente affaire des lignes TGV détériorées et la désignation immédiate, de la part des forces publiques, d’un obscur groupe d’« ultra-gauche » donne un retentissement particulier au sujet traité par McQueen, sans parler de Guantánamo ou Abou Ghraib. La bonne conscience et l’autoritarisme des gouvernements officiels sonnent dans le film comme un leitmotiv glaçant, anesthésiant (in fine, euthanasiant). La voix de Thatcher est relayée par les transistors de radio, intransigeante et pétrie d’auto-satisfaction. En somme, le film est une variante de plus au diptyque antagoniste autour du pouvoir : ses dépositaires contre ses insoumis, en autrement plus charnue que la plupart de ses squelettiques concurrents.
La cause, le propos et les discours sont politiques, le corps également. Il se voit paré des attributs de la lutte, il devient instrument de la résistance et de la ferme opposition à un système qui asservit et infléchit les voix dissonantes. Les premières brimades sont celles du corps surveillant, des gardiens de prison qui domptent avec sévérité et bonne conscience les réactions des prisonniers. Mains ensanglantées des matons, corps souillé d’hématomes des enfermés : la chair est meurtrie, de toute part, elle s’étire et se crispe sous les coups. À l’écran, la souffrance – qui n’est pas que de pénitence mais aussi de subordination – jaillit comme des rasades de sang, des giclures de lymphe. La promiscuité des lieux et le désir autoritaire de soumission appelle à la souillure, à la bave et à la morve : les régurgitations du corps sont les émanations matérielles du plan ourdi par les mains de Thatcher. Il s’agit de nier les corps, de les rabaisser en tant que simple amas de chair dégoûtant et avilissant. Contrôler les corps, c’est d’abord contrôler les esprits et éviter qu’ils ne se déploient trop librement. Rarement Michel Foucault aura trouvé plus belle illustration du panoptisme pénitentiaire.
Si le corps et son déni sont l’arme ultime de la répression, les prisonniers vont en jouer également, à leur échelle et avec les moyens à leur disposition. Les sécrétions du corps sont les dernières choses qu’ils peuvent encore produire : pipi et caca. Entasser la fange en un petit monticule devant la porte de la cellule forme une petite rigole où l’urine de chaque séquestré peut être déviée vers le couloir central. Résultat : une mare flasque et poisseuse inonde de ses immondices les lieux de vie des gardes. Dans le même élan, transformer ses mains en truelle à excrément, à plonger directement dans l’anus, permet de badigeonner les murs de marron foncé. Refuser les tenues réglementaires et ne se couvrir que d’une serviette fait partie du même ressort contestataire qui prend le corps à témoin, l’utilise comme instrument de dernier repli, comme symbole de résistance à tout compromis avec l’instance judiciaire et carcérale.
Pour créer cette atmosphère pesante et visqueuse, McQueen insiste sur une dualité permanente entre le beau et le dégradant. La tapisserie de merde apposée au mur se confond avec une peinture, la toile d’excrément vrombit en une spirale – selon les traces des mains étendant la matière en cercles torsadés – et fascine autant qu’elle répulse. La lumière retenue et ombragée jette un filet de luminosité, clair et strident, sur les lombrics s’adonnant avec joie à la luxure fécale : la finesse de l’éclairage rencontre la plus crapoteuse des situations. Utilisant quasi-exclusivement la lumière naturelle, le film s’enlumine d’une beauté irradiante. Les rayons brûlent les corps nus, les inondent d’une chaleur cadavérique. L’absence presque absolue de dialogues, durant la première moitié du film, participe de cet effet, de cette lente maturation de la mort, progressive et inaliénable.
Une longue séquence de plus de vingt minutes vient trancher au centre de la narration : un interminable dialogue entre le curé de la prison et Bobby Sands réveille le spectateur de sa torpeur fascinante. Censé apporter l’élément de réflexion du film et éclairer l’image d’un sur-texte philosophique, cette joute oratoire ne fait qu’alourdir une parabole qui se suffisait à elle-même. Naît de cette confrontation verbale la fâcheuse impression que Steve McQueen ne croyait suffisamment pas à la puissance évocatrice de ses images, pensant devoir accoler à celle-ci un phrasé vériste et laborieux dans le but d’en améliorer sa compréhension. Comme si – in extremis – le cinéaste s’était fait rattraper par les contraintes économiques d’un cinéma commercial qu’il ne maîtrise pas encore. Plutôt qu’attiser l’attention du spectateur, la linéarité et le surlignage de la séquence ne font qu’amoindrir l’impact du film. Passé cet écueil désagréable, la forme reprend le dessus, l’image dépasse le texte et rejoint l’ineffable : retour à l’hypnose magnétique et au malaise révoltant. Pour un premier coup d’essai, Steve McQueen transforme la tentative, peut-être au-delà de ses propres espérances et pose la première pierre d’une nouvelle vie : celle qui récuse un certain hermétisme expérimental sans pour autant aseptiser l’ambition.