[Berlin 2011]
Il y avait quelque chose d’étrange, lors de cette première projection du cycle « Perspectives du cinéma allemand » (Festival de Berlin), à observer un public d’adultes − sérieux festivaliers − regarder ce film où des adolescents turbulents composent de la musique, l’interprètent et la pensent pour une audience définitivement adolescente. Si personne ne semblait vraiment y prêter attention, la question à poser au film et à la salle pourrait être de cet ordre : est-ce que ça communique ?
Cette question de l’adresse est d’importance, car Utopia Ltd est un documentaire soucieux de restituer au mieux la parole et les actes de ses interprètes. En dressant le portrait de ce petit groupe punk nouveau genre, 1000 Robota, dont les membres (Anton Spielmann, Jonas Hinnerkort, Basti Muxfeldt) sont à peine majeurs et obtiennent une certaine (limitée, comme le film le montre bien, mais néanmoins certaine) célébrité, Sandra Trostel tente moins étrangement de donner à voir, faire partager un univers, que de noter, comme un journal de bord sur un temps indéfini, un lent moment d’évolution discrète au sein du groupe. À la fin du film, ils ont grandi, ne disent plus tout à fait la même chose, et sont pourtant toujours pris dans ce même mouvement ininterrompu de création musicale.
Il y a chez ces trois garçons une forme de candeur à ne faire les choses que dans leur monde. Cette candeur n’est pas de la naïveté ou de la bêtise, elle serait plutôt l’inverse exact du cynisme : le désir pour ces garçons de faire les choses comme ils le veulent, de ne pas se compromettre artistiquement, d’écumer bars et salles de concert dans toute l’Europe sans jamais se remettre en question leur plaisir à jouer, à composer, à parler (presque la moitié du film) de la musique, de leur rapport d’elle à eux, de lancer des idées politiques à la va-vite… Sans les déifier non plus. Les trois membres, et surtout celui qu’on pourrait appeler leur « porte-parole », ne sont pas bien beaux : boutons d’acné, sueur, cris.
La beauté du film tient dans une forme de candeur, aussi, à ne pas localiser les membres de 1000 Robota, ne pas les enfoncer dans ce qu’ils sont et ce qu’ils disent, puisqu’ils sont des êtres en changement. Le temps du film, c’est bien le présent, ce présent de l’action. Il est amusant de voir que les garçons eux-mêmes sont obsédés par l’idée d’être au présent, d’être de son temps, essayant sans cesse de refouler le passé, et ne considérant jamais l’avenir : ils veulent faire « une musique punk qui ne peut plus être jouée par des punks », génération MySpace qui voudrait tout de même retrouver le temps où les boutiques de disques étaient un passage obligé. Ils ne veulent pas créer du nouveau, mais la musique que leurs enfants pourront écouter sans honte comme « quelque chose de bien à l’époque ». Frappe aussi la totale absence de sexualité : aucune fille à l’horizon, aucune histoire, pas d’amour ou d’amourette, tout est fait selon la musique.
Lorsque la réalisatrice les a appelés sur la scène, le public a vu trois adolescents un peu engoncés dans leurs costumes, écrasés par la grande salle. Le rapport s’était inversé, c’était eux qui n’étaient plus à leur place. Le plus battant a jeté mal-poliment les fleurs qu’on lui avait offert derrière lui et a fait quelques blagues. Et lorsque nous avons appris qu’ils se produisaient à la fête de la Berlinale, c’était aussi pour apprendre qu’il n’y avait plus de place et que nous ne pourrions pas y assister. La rupture restait, infranchissable.
En revenant sur le film, on y trouve une grande modestie, notamment dans sa forme, peu inventive : quelques belles images, des moments bien trouvés, mais rien qui en fasse une œuvre singulière. Et c’est justement cela qui coupe les dernières possibilités de communiquer : la réussite de la caméra à se faire invisible. Utopia Ltd n’est donc pas un objet, avec lequel le public pourrait « dialoguer », mais un documentaire qui ne prétend ni révéler, ni comprendre, mais simplement garder l’empreinte du réel, le plus précisément possible. Ce n’est pas facile à faire, et intéressant à regarder. Aux spécialistes (sociologues, historiens, musicologues etc.) de se pencher alors sur le document pour y trouver leur sens, nous n’en avons simplement pas le besoin. Seuls peut-être les membres de 1000 Robota pourront y voir, en miroir, un moment particulier de cette musique qui les a un jour transis.