[Berlin 2011]
Alors que la neige commence à tomber par petits flocons sur Berlin et sur la Berlinale, le film de Stéphane Lafleur, En terrains connus, en section Forum du festival, nous plonge dans le rude hiver canadien, loin de Montréal et des capitales, dans la vie de deux frères et sœurs, Maryse et Benoît Bossé, qui luttent pour se sortir de leur torpeur et d’un mal de vivre, et qui tentent de s’affranchir tant bien que mal de leur banal quotidien.
Le film commence par quelques secondes de noir qui laissent entendre les bruits étranges d’une sonde ou d’un appareil dont on fait varier la fréquence. Les premières images nous donnent à en voir la source : le protagoniste, Benoît Bossé, tient à bout de bras un détecteur de métaux dont il se sert pour balayer l’espace, à la recherche d’un objet, d’un trésor peut-être, enfoui sous la neige.
Ce geste reflète l’intention du réalisateur tout au long de son film : essayer de chercher dans les visages, les silences et les regards, ce qui demeure encore enfoui ou caché. Les dialogues laissent entendre plus qu’ils ne disent, et parfois ce sont même les objets et les sons qui expriment le mieux les sentiments ou les pensées des personnages. En témoigne la scène d’un repas familial plombé par un malaise et rythmé par le bruit des couverts que Benoît tourne et retourne dans les tiroirs de la cuisine, jusqu’à augmenter le malaise ambiant et provoquer en même temps le rire du spectateur.
En terrains connus est un film qui, tout en étant ancré dans un univers modeste, évite le film social facile, évite également le mélodrame à deux sous. C’est un film qui avance lentement mais qui entretient une tension permanente non seulement entre les différents personnages, mais aussi entre les personnages et les objets, le décor, l’espace, pour faire de l’hiver-même un personnage à part entière.
Dans ce quotidien un peu morne – Maryse travaille dans une usine et Benoît vit encore chez son père – les éléments les plus triviaux et banals sont propices à l’éclosion d’éléments de science-fiction, à la limite entre le réel et le mystérieux. C’est ainsi que Benoît fait un jour la connaissance d’un homme qui dit venir du futur, « de pas très loin », « de sept mois plus tard ». Benoît, au lieu de s’en étonner, prend la chose très au sérieux. Les signes avant-coureurs de cette apparition annoncée dès le générique font que le spectateur se prend lui-même au jeu, et ne peut que croire à cette sentence prononcée par le vieil homme : Maryse mourra, d’ailleurs il a été lui-même à son enterrement.
Les détails les plus menus nous sortent du quotidien et nous font pressentir l’ampleur de cette tragédie, à commencer par le découpage du film en trois chapitres, intitulés accident #1, #2 et #3. Le premier de ces accidents n’est montré que partiellement, du point de vue de Maryse, parquée derrière une vitre : un homme perd son bras, victime des dangereuses machines qui fabriquent des cartons. Cet accident traumatise Maryse, qui ne peut s’empêcher de revivre ailleurs cette scène, comme par une catharsis nécessaire : lever son bras pour saluer quelqu’un relève alors d’un geste existentiel, voir une commerçante démembrer le mannequin d’une vitrine questionne la condition humaine…
Les existences parallèles de Maryse et de Benoît et leur rapprochement sont alors l’enjeu de ce film, elle qui pense à se séparer de son mari et qui ne supporte pas l’hiver, lui qui ne réussit rien de bien dans sa vie, incapable de cuisiner, incapable d’ouvrir un bocal, incapable de faire démarrer le Ski-Doo, incapable de faire vivre sa relation amoureuse. La survie de Maryse devient le centre des préoccupations de Benoît, en même temps que celui du spectateur.
La présence de la sœur transpire de tout le film, et notamment par la couleur qui lui est associée, un bleu théoriquement froid mais avant tout un bleu profond, qui réchauffe les images hivernales du film. Une bouche à incendie, des rideaux, une glacière, le manteau de Maryse, une poupée gonflable immense à l’entrée d’un parking, et qui se déhanche avec le vent : tous ces objets sont là pour rappeler la présence – ou l’absence – de la sœur, et pour rappeler le destin funeste de Maryse.
Mais Stéphane Lafleur est un optimiste, comme il a tenu à le rappeler au public de la Berlinale présent à la projection, il veut les sortir eux aussi de leur dépression hivernale. La musique de son film porte les personnages et les spectateurs autant que les sons. Les images nous aspirent comme un siphon d’évier tout en nous laissant de la place pour respirer et méditer par des plans posés et un montage tout sauf précipité. Les voitures qui glissent gracieusement à l’image à la fin du film, sur un arrière-plan fixe de paysage enneigé et sur une musique qui porte le spectateur, nous mettent dans la peau de conducteurs et de passagers abasourdis qui veulent savoir si les protagonistes sont morts ou vivants, s’il y aura un bel été, avec la « température idéale ».
Vidéo sur une rencontre avec le réalisateur
Vidéo réalisée par notre partenaire « Berlinale im Dialog »