Sept ans après sa réalisation pour la télévision et sa seule diffusion sur les ondes, La Commune (Paris 1871), œuvre maudite entre toutes du réalisateur contestataire Peter Watkins, arrive dans une version expurgée sur les écrans. C’est l’occasion de découvrir une expérience cinéphilique des plus engagées et des plus excitantes.
La Commune de Paris, en 1871, est une période étrangement peu connue de l’histoire de France, même par les Français eux-mêmes. Révolte de nombre de quartiers de Paris contre l’autorité de l’Etat alors que les armées de Bismarck ont fini par libérer le sol de la capitale après un traité vivement critiqué par la population parisienne seule, et que les conditions de vie virent à l’épouvantable pour celle-là depuis le siège de 1870, la Commune est pourtant un moment extrêmement important de l’histoire politique moderne, une grande expérience politique d’autogestion du peuple par le peuple. De ce moment passé aux oubliettes de l’histoire, et au potentiel tellement remarquable, le cinéma n’a guère usé, si ce ne sont que quelques productions soviétiques (et un projet français, avorté (heureusement ?), de biographie d’Adolphe Thiers, le président de la République qui écrasa le mouvement). Lorsqu’en 1999, Peter Watkins lance un projet sur le sujet, avec Arte comme maison de production, il entame ce qu’il convient de regarder aujourd’hui comme une œuvre maîtresse dans sa filmographie si versatile. Loin de n’être qu’une évocation de ce moment d’histoire, perspective pourtant déjà passablement alléchante, Watkins parvient avec ce film de télévision, d’une part, à donner corps à sa réaction la plus virulente contre le langage de l’image télévisuelle (et cinématographique) qu’il réprouve avec force, la « monoforme » ; mais aussi et surtout, d’autre part, à raconter, plus de six heures durant, pourquoi et surtout comment se forme un idéal, grâce notamment à une forme qui consacre pour le spectateur le triomphe d’une mise en scène de son film et de son plateau de tournage à vocation farouchement égalitaire. Et l’on parlera bien ici de six heures : la durée exacte du film tel que voulu par Watkins, et non sa version réduite de moitié et qui sortira en salle.
La monoforme contre le cinéma participatif
La monoforme, c’est la théorie développée par Peter Watkins lui-même pour définir un néolangage visuel qui pervertit majoritairement la télévision, mais aussi tout un pan de la création cinématographique. S’il s’agissait de résumer cette théorie, on dirait que cela revient simplement à ne jamais donner le temps au spectateur de l’image de pouvoir prendre le moindre recul – le format le plus « monoforme » étant le journal télévisé. Des reportages coupés avec un rythme extrêmement agressif, dans le minimum de temps imparti, avec les protagonistes des sujets développés toujours sortis de leur contexte (et donc potentiellement prompt à voir leurs propos manipulés), visant au plus spectaculaire – et au plus racoleur. La monoforme, c’est donc la méthode la plus efficace pour visser un spectateur devant son téléviseur une demi-heure (de journal télévisé) durant, et ne lui laisser aucune opportunité d’affronter son propre jugement aux informations qui lui sont proposées. De là découle, toujours selon Watkins, une perversion de toute forme de communication informative et/ou de divertissement, avec une uniformisation du langage visuel vers la monoforme.
Lutter contre la monoforme dans La Commune (Paris 1871), pour Watkins, revient à adopter plusieurs axes dans la création de son film. La première est le recrutement de ses comédiens. Désireux de recréer l’ambiance du XIe arrondissement de Paris – central dans les affrontements de la Commune –, le réalisateur a pris le parti de constituer une majeure partie de son casting de comédiens non professionnels (seuls 30% des acteurs étaient intermittents du spectacle), recrutés pour l’adéquation relative de leurs opinions avec les personnages qu’ils auraient à jouer – la plupart du temps, à improviser. Ainsi, certains des Versaillais, conservateurs de la troisième République et soutien d’Adolphe Thiers, ont été recrutés via des petites annonces dans Le Figaro, tandis que les communards venaient plus volontiers du XIe arrondissement de Paris tel qu’il est aujourd’hui. Impliqués dès le départ dans leurs personnages (via, notamment, des recherches qu’ils ont eu à effectuer eux-mêmes sur les rôles qu’ils allaient incarner), les acteurs auront eu à jouer pratiquement toujours en improvisant, n’ayant de la part du réalisateur que quelques indications sur les nécessités des scènes à venir.
Face à eux, Watkins adopte un style visuel proche de l’incarnation de ce qu’il prône dans sa théorie de la monoforme. Il filme l’intégralité d’épisodes de la Commune – historiquement réels ou réécrits – via des plans-séquences longs parfois de plus de dix minutes, et par le truchement des deux télévisions « d’époques » inventées pour les besoins du film, l’une inféodée aux Versaillais, l’autre désirant donner de la Commune une image objective. Seule concession aux nécessités temporelles de son film, Watkins ne donne que rarement longtemps la parole à ses acteurs, qui le plus souvent improvisent : ceux-ci doivent en même temps habiter leurs personnages et gérer leur rapport à une caméra particulièrement invasive, se retrouvant en situation de personnage sans le confort d’un texte écrit et d’une mise en scène précisément déterminée. Mais bien vite, La Commune (Paris 1871) change de ton : alors que l’on approche le milieu du film, la parole est donnée aux acteurs, ou aux personnages ?, pour qu’ils s’expriment sur les sujets qu’ils ont eux-mêmes déterminés comme important. Et les acteurs, qui pour beaucoup n’en sont pas vraiment, de pouvoir exprimer ce que leur alter ego pensent d’un sujet. Bien vite, les rails d’une harangue bien huilée et prévisible se grippent, et tout le talent de Watkins pour impliquer ses interprètes dans leurs rôles jaillit : si l’une parlera ostensiblement en tant que personnage des préoccupations des pauvres de 1871, l’autre se lancera sur un sujet bien plus actuel (les sans-papiers, la misère de nos jours, le rôle de la télévision…). Nous ne sommes plus ici en présence d’acteurs actuels cherchant à reproduire un rôle vieux de 130 ans, mais bien ces mêmes petites gens qui laissent rejaillir leurs propres angoisses et idéaux sur le canevas de la révolte des communards. Preuve est faite : la Commune n’est pas morte, il suffit d’en donner la possibilité aux hommes et aux femmes pour que l’idéalisme qu’elle représente (ou plutôt, l’idée que nous avons de cette idéalisme aujourd’hui, mais peu importe…) reprenne corps.
Mais l’expérience menée par Watkins dans La Commune (Paris 1871) ne s’arrête pas là, car si l’acteur a pris possession du film (à plus forte raison lorsque l’on sait que nombre d’acteurs du film ont activement participé aux aspects plus techniques de sa réalisation), il reste pour le cinéaste à renvoyer à son spectateur une image qui lui permettrait, à lui aussi de prendre le pouvoir. C’est en donnant libre cours (voire, plus pernicieusement, peut-être, en ordonnant le libre cours) à ses interprètes qu’il y parviendra. Dans la dernière partie de son évocation de la Commune (le siège n’a guère duré plus de deux mois, finalement), le cinéaste persiste à filmer par l’œil de la télévision communarde, mais dont l’un des reporters a finalement décidé qu’il allait tourner le dos à l’hypocrisie d’une objectivité lâche, se faisant ainsi un porte-parole d’un Watkins intransigeant et fier de ses choix artistiques et moraux. Face à lui, les Communards, entre une fierté affolée et le désespoir de voir poindre la mort de l’autre côté des barricades, se laissent aller, acteurs et personnages confondus, à des confidences et de grandes déclarations idéalistes, alors que le reporter assaille de questions actuelles (« et vous, aujourd’hui, vous iriez sur les barricades, s’il y en avait de dressées ? ») les insurgés de 1871. Point d’orgue du travail d’identification orchestré par Watkins, ces séquences finissent de confondre l’acteur et le personnage, le personnage et son spectateur : terriblement humaines, la peine et la colère des communards, la peur et la haine des Versaillais ne sont plus que des reflets brandis au spectateur par un Peter Watkins qui est finalement parvenu à créer son écran-miroir qui, n’en déplaise à Cocteau, a appris à réfléchir avant de renvoyer son image.
Prolongement involontaire (en ce qui concerne Watkins) et pourtant parfaitement cohérent de l’expérience de La Commune (Paris 1871), l’association « Rebond pour La Commune » sera créée au lendemain du tournage du film, par les membres de l’équipe qui voulaient poursuivre le projet participatif initié par le film. Des désaccords graves étant survenus entre Watkins et Arte autour de l’exploitation du film, celui-ci des circuits de distribution télévisuelle, et les membres de Rebond prirent également sur eux de promouvoir un film qui n’avait aucune chance, à l’époque, de connaître une distribution digne de ce nom – tout en veillant également à faire partager l’extraordinaire expérience de création de groupe qu’avait orchestré Watkins. Mais qui, des participants ou de leurs personnages, prit finalement cette décision ?
L’idéal mis en scène
Mais La Commune (Paris 1871) aurait-elle été si fascinante si elle n’avait pas subi ces difficultés ? Si « Rebond pour la Commune » n’était pas devenu un exemple extrême de cinéma participatif, considéré par Watkins comme « le plus important aboutissement de tous les processus de tournage de mes films, [qui] démontre clairement que ce pour quoi je me bats depuis les années 1960 est concrètement possible – à savoir que nous pouvons développer un processus au sein des médias audiovisuels pour se libérer entièrement des contraintes du petit écran » ?
Car Watkins assume pleinement la dualité qu’il impose à son film : part évocation historique, part pamphlet anti-monoforme télévisuelle. Les difficultés morales rencontrées par Watkins lorsqu’il ne peut faire autrement que de ne donner la parole à ses protagonistes que de façon très rapide (ce qu’il considère comme l’un des aspects inaboutis du film) ne sont pas les seules à lui avoir posé problème. Ainsi, la durée de son film lui semble un aspect inaliénable, ces six heures, la longueur minimale pour correctement développer son récit. Il fera d’ailleurs précéder sa version écourtée d’une harangue à l’intention de son producteur, expliquant les raisons de la réédition d’un film qu’il a manifestement remonté à regret. Étonnamment, l’aspect extrêmement humain de la composition des acteurs, la mise en scène si iconoclaste abolissent rapidement la sensation de durée : comme on le serait au cœur des événements mêmes, ne semble compter que l’instant. Watkins enchaîne morceaux de bravoures sur morceaux de bravoures, sans pour autant sacrifier au spectaculaire complaisant : son approche du vérisme visuel entraîne son auditoire – pour peu que celui-ci ait accepté les originalités de la forme prônée par le cinéaste, dans le tourbillon historique des événements d’une Commune atemporelle.
La télévision communarde inventée pour le film est animée par deux journalistes, l’une étant une fervente croyante dans le devoir d’objectivité, l’autre jetant finalement ce devoir aux orties pour livrer en fin de film une information orientée, passionnée. De la même façon, à mesure que se déroulent les évènements, Watkins semble partir d’une reconstitution fidèle et objective de la Commune pour la mener subrepticement vers un assemblage de débats furieux aux repères temporels toujours plus anachroniques et de scènes historiques chaque fois un peu plus chaotiques. À mesure que se déroule son récit, Watkins va le ponctuer de cartons explicatifs, le plus souvent en rapport direct avec les données historiques de la Commune, mais dont le contenu va progressivement évoluer vers une profession de foi directe à l’intention des spectateurs. Comme son reporter rebelle de la télévision communarde, Watkins semble vouloir jeter derrière lui les illusions de l’objectivité journalistique et documentariste, orienter le débat. Et si le procédé peut choquer, alors que notre perception traditionnelle de la morale intellectuelle nous porte à réclamer – à sacraliser – une objectivité pure dans la présentation d’une information, n’est-ce pas finalement la preuve que les codes monoformés ont déjà pris une emprunte insidieuse sur notre esprit – sur notre morale, semble nous dire Watkins.
Essai révolutionnaire dans la forme, autant (et au sens propre) que dans le fond, La Commune (Paris 1871) est probablement l’aboutissement de la réflexion de Peter Watkins sur l’image et sur le contrôle de l’information. Que cela soit, ou non, l’apex de la carrière du cinéaste (aujourd’hui âgé de 73 ans), le retentissement du film au-delà de sa sphère traditionnelle d’influence avec « Rebond pour La Commune », autant que l’accueil qui lui a été réservé dans les médias institutionnels lui procurent une aura, qui montre peut-être que, finalement, Watkins a certainement judicieusement décrypté les rouages de l’univers audiovisuel. Œuvre fascinante et incarnation réelle et juste d’une analyse pensée de la création de l’idéal, le film s’impose comme un exemple de cinéma politique, polémique, et dont le principal but est avant tout, non pas d’imposer une façon de penser (Le Monde accusa La Commune (Paris 1871) de répandre l’idéologie marxiste, en 2000, à l’unique diffusion télévisuelle du film – au grand dam de l’équipe du film), mais de rappeler la simple nécessité de penser.
Un acte que l’image se doit d’appuyer, de suggérer, de provoquer, mais jamais de remplacer : profession de foi, s’il en est, d’un cinéma militant, intransigeant, et qui a le courage de nous laisser finalement maître – et responsables – de nos décisions.