Une caméra, une incroyable énergie déployée, des films amateurs à se tordre de rire. Et pourtant non, ce n’est pas la suite de Soyez sympas, rembobinez. Il s’agit d’un documentaire tunisien centré sur Moncef Kahloucha, peintre en bâtiment et cinéaste, acteur, décorateur, scénariste, graphiste, distributeur, exploitant… Autour des frasques cinématographiques de cet hurluberlu, Néjib Belkadhi, dont c’est le premier long-métrage, forme aussi un portrait en creux d’une société tunisienne pleine de tensions et de contradictions.
Une caméra filmant une poursuite pourchassée par une autre caméra, voilà le premier plan de VHS Kahloucha. On entre directement au cœur du dispositif et dans le vif du sujet. Une sévère empoignade pleine de conviction s’ensuit, entre deux malfrats au jeu pour le moins incertain. S’ouvre alors une parenthèse italienne, au sein de la communauté tunisienne. On se situe alors au bout de la chaîne de l’entreprise cinématographique de Moncef Kahloucha dont les VHS suivent les réseaux de l’émigration. Retour à Sousse, ville située à 150 kilomètres au sud de Tunis. Il s’agira maintenant de suivre la généalogie d’un processus. Il sera notamment question d’un pittoresque, le mot est faible, Tarzan des Arabes. Le documentaire est construit de manière dynamique, le rythme est trépidant, baigné d’une musique orientale mâtinée de reggae ou de guitare andalouse (le groupe Neshez), collant à la conviction de ce cinéma amateur, dont des extraits sont intégrés au film.
Le film est d’abord le portrait de ce toqué admirateur de Clint Eastwood, Bruce Lee ou Alain Delon, ayant à son actif des remakes de Frankenstein ou Dracula. Saisi par ce désir de (re)créer, la question ne se pose pas pour lui, c’est une impérieuse nécessité. Il est totalement dévoué, n’hésitant pas, à l’image de notre «Bébel cascade» national, à mettre son corps au service de ce qui s’apparente à une cause vitale. Et ce au sens premier, il s’entaille profondément le bras pour ensanglanter un macchabée gisant sur le sol. Dans un grand délire tarkovskien, il met le feu à une maison, entraînant une intervention des pompiers. Et il faut voir avec quelle fougue il se (dé)bat avec un loup empaillé. Néjib Belkadhi donne une richesse et une profondeur à ce portrait individuel par sa capacité à saisir la folie du personnage et en ne cherchant pas à le rendre spécialement aimable. Car ce dernier correspond aux pires clichés du cinéaste démiurge, mégalo, tyrannique (avec son monteur par exemple), attaché à sa gloire plus que locale par le biais d’un ingénieux système de distribution. Ceci aboutit finalement à en faire quelqu’un d’encore plus touchant, car il y a là une faille, une fragilité, une prise de parole et un refus des formes d’oppression passant par cette part de rêve. Moncef Kahloucha est un grand personnage de cinéma, terriblement ambigu.
La réussite, mais aussi certaines limites, de VHS Kahloucha réside dans le dépassement du seul portrait du zigoto, pour faire celui de la Tunisie par l’intermédiaire de ce quartier pauvre de Sousse, touché par un immense désœuvrement. Par les deux bouts, il s’agit aussi d’un documentaire sur l’exil. À partir du point émetteur de celui-ci, le cinéma, exil intérieur pour Kahloucha et les participants, un espace d’évasion, une manière de s’extirper d’un réel pour le moins insatisfaisant. Puis à l’autre extrémité de la chaîne, de distribution et d’émigration, la diaspora tunisienne voit, hilare et émue, une ruelle et des visages : des nouvelles du « bled ». Néjib Belkadhi fait aussi du cinéma un objet de subversion dans une Tunisie gouvernée par la main de fer de Ben Ali. VHS Kahloucha est un témoignage assez saisissant des tiraillements et des mouvements contradictoires qui traversent un pays où cohabitent autoritarisme et création d’espaces de liberté, conservatisme et progressisme, morale religieuse et émancipation. Un mari interdit à sa femme de jouer en la présence d’autres hommes, une autre jeune fille cache à son époux son statut d’actrice : du cinéma comme terrain de transgression des interdits sociaux. Un petit reproche peut être évoqué sur ce point, dans la mesure où le cinéaste passe par la formulation de ce qui est déjà parfaitement contenu, en filigrane, par les images. Ceci n’est pas sans rendre le propos parfois quelque peu réitératif. Ce documentaire n’en reste pas moins un étonnant portrait individuel et collectif, à la fois tendre et dur, ainsi qu’une évocation souvent magnifique et drôle des pouvoirs du cinéma.