Fleuron du répertoire de la Hammer, Le Cauchemar de Dracula ouvrait la voie, en 1958, à une approche différente du fantastique, une série B sérieuse et assumée qui allait apporter du sang neuf au genre. De série B, il n’est cependant pas question concernant le film de Terence Fisher : ce chef-d’œuvre gothique – tout comme son vampirique protagoniste – n’a pas pris une ride.
En 1957, la société de production Hammer Films marque l’histoire du cinéma avec la sortie de Frankenstein s’est échappé, qui consacre le style visuellement flamboyant et outrancier – ancêtre du gore – qui deviendra la marque de fabrique de la société. Le film met aussi en présence, pour la première fois, Christopher Lee et Peter Cushing. L’année suivante, Le Cauchemar de Dracula est le film qui consacrera éternellement les deux acteurs, dans les rôles du comte Dracula et du Dr Van Helsing. Adaptation très libre de la lettre du roman de Bram Stoker, le film n’en est pas moins considéré comme une des meilleures transpositions à l’écran.
1888, dans une région de culture germanique, Jonathan Harker est un aventurier qui a voué son existence, aux côtés de son ami le Dr Van Helsing, à la chasse aux vampires. Ayant découvert le repaire de celui qui répand la terrible maladie, le comte Dracula, il se fait passer pour un érudit cherchant à servir le comte en tenant sa bibliothèque. Mal lui en prend : le comte découvre le stratagème après que Harker a tué sa « fiancée », et vampirise le malheureux. Le Dr Van Helsing reprend l’enquête, après avoir mis fin aux tourments de son ami d’un coup de pieu dans le cœur. Mais le comte a décidé de détruire une à une les femmes de la famille de Harker, à commencer par sa fiancée…
Le scénario prend les plus grandes libertés avec le roman de Stoker : Mina est la belle-sœur de Harker et non sa promise, Lucy est sa fiancée, Harker n’est pas clerc de notaire, et on cherche encore une apparition quelconque de Renfield. S’il ne suit pas scrupuleusement la lettre de l’œuvre littéraire, l’esprit par contre en est pleinement respecté. Ainsi, l’érotisme inhérent au mythe vampirique est ici explicitement démontré : Harker, pourtant chasseur aguerri de vampires, ne se laisse approcher par la fiancée de Dracula qu’à cause de la sensualité qu’elle exsude afin de le mettre en confiance. Quant à Lucy, puis plus tard Mina, elles se transforment de femmes soumises, cachées, écrasées par le poids de leurs conjoints respectifs et par celui de la tradition patriarcale de la société élisabéthaine de Stoker, en femmes provocantes, fières, volontaires, émancipées en un mot. Dracula lui-même, dans les quelques scènes où on le voit se repaître de ses victimes, fait exactement cela : il dévore plus qu’il ne mord, avec une sensualité sulfureuse étonnante dans un film de 1958.
Peter Cushing et Christopher Lee parviennent s’approprier leurs personnages. Dracula, immortalisé par Bela Lugosi dans la version de Tod Browning, offre un nouveau visage, aussi charismatique, inquiétant et fascinant que celui de l’acteur de 1931. Lee et Terence Fisher, le réalisateur, semblent vouloir jouer de la couleur et des outrances qu’elle permet pour réinventer le mythe – avec succès. Quant à Peter Cushing, il incarne Van Helsing comme il incarnera Sherlock Holmes. Il y a sans doute eu, pour le détective de Baker Street, un avant Cushing – Basil Rathbone, notamment, dans la version de 1939 ; et il y a eu un après – avec un malheureux hystérique cabotiné par Anthony Hopkins chez Coppola. Mais Peter Cushing reste le visage de Holmes comme de Van Helsing, à tel point que la mémoire collective du cinéma le pose aujourd’hui comme référence. Les deux personnages se complètent, l’un étant l’exubérance, le désir de chaos, l’association d’Eros et de Thanatos en une seule personne. Cushing, avec un visage aquilin et un flegme imperturbable, incarne avec acuité le gentleman élisabéthain, avec tout ce qu’il a de réservé, de frustré par la société, l’éducation, la morale et la religion. La chasse menée par le docteur est avant tout affaire de revanche envers celui qui ne respecte pas les codes, bien plus qu’une croisade morale.
Avec un sens du rythme remarquable, Fisher raconte son histoire sans un temps mort, en se focalisant sur la chasse fourvoyée de Van Helsing, pendant que, goguenard, le comte « contamine » (ou initie, c’est au choix) Lucy et Mina. Le Cauchemar de Dracula est un film emblématique de la période la plus grandiloquente de la Hammer : couleurs saturées et assumées (les taches de sang d’un rouge éclatant sont d’une redoutable efficacité), horreur démonstrative, mise en scène inventive et nerveuse pour palier les impossibilités des effets spéciaux… C’est tout le fantastique des décennies qui suivirent qui se dessine déjà, dans tout ce que le film ose, et qui n’avait presque jamais été fait, sinon dans Frankenstein s’est échappé.
Tod Browning contre Terence Fisher, Bela Lugosi contre Christopher Lee… La comparaison est inévitable. Elle est également parfaitement superflue : il ne s’agit pas de déterminer le meilleur film des deux, car ils correspondent tous deux à une période charnière de l’histoire du cinéma, à des audaces formelles et narratives qui ont largement conditionné le cinéma futur. Ce qui par contre est indéniable, c’est que Dracula comme Le Cauchemar… ont pavé la voie, et se tiennent côte à côte, au premier rang du panthéon du fantastique et du cinéma en général. Tous les autres, qu’ils soient léchés et proprets comme Bram Stoker’s Dracula de Coppola ou improbables et benêts comme Les Charlots contre Dracula, ne sont que de pâles resucées.