Second long-métrage de Barmak Akram (après L’Enfant de Kaboul en 2008), Wajma, offre un portrait inattendu de l’Afghanistan contemporain. En racontant d’abord une jolie histoire d’amour puis le drame qu’elle génère, le film interroge la position problématique de ceux qui, dans ce pays, ont un pied dans la modernité. Bien construit, élégamment mis en scène, servi par des comédiens qui interprètent très justement des personnages forts, c’est subtilement et avec une belle limpidité que le film rend sensible une situation complexe.
Dans un premier temps, Wajma se présente comme une belle et touchante histoire d’amour. Wajma et Mostafa sont jeunes, ils habitent à Kaboul aujourd’hui, ils s’aiment. Leurs familles respectives semblent être assez modernes. Elle fait des études, il travaille dans un bar branché, ils bénéficient d’une certaine liberté de mouvement. Ils doivent bien respecter certaines règles afghanes (ils ne se touchent pas dans la rue, rusent pour que personne n’aperçoive la jeune fille entrer dans l’appartement du jeune homme) mais ils les connaissent bien et savent composer avec elles pour se ménager, dans les interstices, quelques espaces d’intimité. L’image de l’Afghanistan qui nous est donnée est bien éloignée des clichés. Quelques burqas dans un coin de plan, un rapide aperçu de militaires, un hélicoptère dans le ciel, et le travail du père de Wajma, démineur, suffisent à rappeler les blessures afghanes et les traditions bien connues de ce pays. Les personnages sont dans une position intermédiaire, un pied déjà dans la modernité, un autre encore dans l’archaïsme constitutif de leur société. Et c’est toute la richesse du film de dépeindre cet entre-deux.
Barmak Akram commence par planter son décor en décrivant attentivement la famille de Wajma. Au fil de plans fixes qui s’attardent sur les personnages, souvent de près, ou des mouvements de la caméra qui ne les lâche pas, bien intégrée au cœur des scènes, nous sommes immergés dans le quotidien de la jeune fille. Elle est entourée de sa mère, douce mais garante de la bonne marche de la famille, de sa grand mère mutique et de son frère, pas plus bavard, dont le seul centre d’intérêt sont les pigeons et les combats de chien. Le père, lui, est absent, il travaille dans le Sud du pays. Après ce temps d’exposition, le cinéaste resserre un moment son histoire sur le seul couple Wajma et Mostafa. Tout autre personnage (ou presque) s’éclipse provisoirement, seuls s’enchaînent les moments où ils sont tous les deux, ou bien se téléphonent. Joyeux et amoureux, ils vivent les premiers temps de leur passion. Elle les rend beaux, ils nous émeuvent. Derrière leur batifolage, on peut sentir une tension. Elle pourrait être véhiculée par la légère instabilité de la caméra, allant à l’encontre de la quiétude, à l’impression qu’elle donne d’être une instance supplémentaire, observatrice peut-être mais également source de danger potentiel, comme une menace. Et par le montage elliptique faisant se succéder les scènes assez rapidement, les précipitant vers…
Le drame survient. Wajma et Mostafa font l’amour, Wajma tombe enceinte, et il refuse de l’épouser. La honte pourrait s’abattre sur la famille, l’un des pires maux possibles en terre musulmane – la mort est préférable. Le film alors prend un virage : l’amant ne tarde pas à disparaître et arrive le père, la bienveillance fait place à la violence, la relative légèreté à une immense pesanteur. Ce qui rattachait la famille à la modernité s’éclipse au profit de ce qu’elle conserve encore d’attachement aux traditions. Dévoré par l’ire, le père n’est plus que cruauté envers Wajma qu’il punit sévèrement. Tout le monde est coupable du crime qu’elle a commis et personne n’a son mot à dire. Au fil des solutions envisagées pour cacher le désastre est mise en évidence toute la violence des mœurs afghanes. Une visite du père chez le procureur, notamment, nous donne un aperçu de la législation terrible de ce pays. De beaux plans larges de Kaboul entourée de montagnes, qui scandent le film d’un bout à l’autre, nous offrent des pauses contemplatives pour respirer au loin de la tragédie étouffante, en même temps qu’ils donnent l’image d’une ville engoncée.
Ce qui est remis en cause par le père et pose une vraie question, est la liberté dont sa fille a pu jouir. Si elle ne l’avait eue, aurait-elle commis une telle faute ? Ou : est-il compatible d’aspirer à une liberté, toute relative qu’elle soit, lorsque l’on vit en terre afghane ? Wajma et Mostafa semblaient trouver leur espace à l’intérieur des règles qu’ils connaissaient. Jusqu’à quel point cela est-il possible ? Était-il envisageable qu’ils puissent composer entre la modernité à laquelle ils tendent et les traditions qui forment le terreau de leur société ? Aussi riches que les questions que leur histoire soulève, les personnages sont révélés dans leurs nuances, dans leur complexité. Wajma, que l’on pensait sans scrupule face à l’interdit (jusqu’à un certain point) se fait le porte-parole du moralisme, considérant qu’avorter est un crime. Sa mère semblait jouer un rôle majeur dans la conduite de sa famille, or quand le patriarche revient, elle n’est que soumission, impuissante face à ses décisions. Ce dernier également, qui semble d’abord n’être que cruauté, finit par apparaître doté d’humanité. On le sent prisonnier des traditions et des croyances qui lui dictent son comportement, et notre regard sur lui se teinte d’indulgence.
Le film s’achève sur deux scènes magnifiques, poignantes – on se serait passé du dernier plan, représentant inutilement ce que l’on aurait préféré laisser dans notre imaginaire. Et l’on garde en mémoire l’aventure traversée par ces personnages qui, assurément, n’en ressortiront pas indemnes.