Au début de Wargames, une scène de dîner familial succède à l’installation d’un terminal informatique au sein d’une base militaire. Dans les deux cas, personne ne se regarde. Remplacés par une machine, les soldats jadis en charge du lancement de têtes nucléaires partent dans l’indifférence générale, tandis que les parents du jeune David, interprété par Matthew Broderick, ne prêtent aucunement attention à lui. « Things will never be the same » proclame la publicité dans laquelle se plonge alors l’adolescent. C’est en effet cette croisée des chemins qui se trouve au cœur des enjeux de Wargames : l’informatique et les jeux vidéo se diffusent au sein de la société américaine en même temps que la Guerre Froide se ravive au début des années 1980. Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre, il ne s’agit pas d’imaginer l’émergence d’une intelligence artificielle hostile tel Skynet (Terminator), ou à l’inverse de vanter le futur glorieux d’une jeunesse à laquelle l’informatique ferait pousser des ailes. Wargames questionne davantage qu’il n’affirme, interrogeant ce que révèle l’utilisation de ces nouvelles technologies à propos des désirs profonds qui ont motivé leur généralisation.
Confusion des genres
Cette jonction entre deux échelles, contexte géopolitique et foyer familial, se donne à voir dès les premiers plans du film avec l’entrée dans une base militaire par la porte dérobée d’une fausse maison. La guerre froide, présentée dans un premier temps comme un climat au sens propre (le film s’ouvre sur une tempête qui fait rage autour de la maison), apparaît surtout comme une part essentielle d’un mode de vie. Le quotidien de David semble alors bien loin des inquiétudes liées à ce conflit global. Pour contourner la pression de la réussite scolaire, ce passionné d’informatique joue aux jeux vidéo et trafique ses notes en se connectant sur l’ordinateur de son lycée. Mais voilà qu’un jour David active de sa chambre le serveur de l’armée en charge du déclenchement des têtes nucléaires, démarrant involontairement un compte à rebours menant le monde tout droit vers la destruction. L’apocalypse nucléaire tant annoncée approche et son origine n’est pas à chercher dans l’irrationalité du régime soviétique mais dans une simple mauvaise manipulation commise par un adolescent quelque part au fin fond d’une banlieue pavillonnaire.
Cette facilité scénaristique se révèle être une entrée intéressante pour comprendre en quoi un film que l’on pourrait accuser de reposer sur un script simpliste met au contraire brillamment en scène les confusions de son époque. Cette vision quasi-satirique de la société américaine force en fait le trait d’un manque de discernement qui n’a, tout du moins pour une partie, rien à voir avec la généralisation de l’informatique. Il faut voir la légèreté avec laquelle les hommes en responsabilité agissent : derrière le ton bon enfant, servant en apparence à ponctuer le film de petites scènes comiques, s’impose peu à peu un autre constat. Wargames ne cesse de présenter des personnages secondaires plus immatures les uns que les autres, alors même que certains d’entre eux détiennent le pouvoir de déclencher une guerre nucléaire. De la première conversation des soldats en charge du lancement des missiles à propos de leurs variétés préférées de marijuana à la visite guidée du quartier général pour un groupe de touristes qui se rendront par la suite « à Disneyland », une folie douce semble s’être emparée de l’État-major de la première puissance militaire mondiale. Le divertissement semble être devenu le maître-mot du fonctionnement de la société, situation en décalage total avec le contexte géopolitique. Le comble du malaise se trouve certainement atteint à l’occasion de cette plaisanterie d’un soldat incitant l’une des touristes à appuyer sur le bouton rouge pour lui faire croire que les hostilités sont lancées, avant d’éclater de rire devant l’affichage d’un écran leur souhaitant la bienvenue.
Reflet sur l’écran
Le titre du film ne se réfère donc pas aux jeux vidéo guerriers pratiqués par l’adolescent, mais à l’irresponsabilité d’adultes considérant que laisser un ordinateur « jouer à la guerre » serait une solution miracle pour régler les tensions géopolitiques du monde. Émerveillés par les possibilités de calcul de leur nouvelle machine, les militaires décident que le logiciel Joshua (« sauveur » en hébraïque) aura désormais la charge de planifier la victoire définitive dans le conflit contre l’URSS. De même que la relation de David avec ses parents se limite à la présentation de bulletins de notes en échange de félicitations, l’État-Major transforme ainsi la politique étrangère en une simple recherche de victoire. Les machines servent ainsi une nouvelle étape du fantasme de performance par la mécanisation : les humains disparaissent des processus et le monde se transforme en courbes de probabilités. Le résultat de ces opérations repose désormais sur une lecture binaire du monde divisée non pas selon des normes morales, mais quantitativement, soit en Américains et en Soviétiques, en 1 et en 0, en gagnants et en perdants.
Le danger qui se dévoile tout au long du film se résume donc à la généralisation d’un état d’esprit puéril et compétitif dans un contexte de tensions internationales aiguës. Si David apparaît comme celui qui raisonne différemment, ce n’est pas par sa meilleure maîtrise des outils informatiques, mais par la différence culturelle dans son rapport à eux. Un plan révèle cet enjeu : sur l’écran d’une borne d’arcade, alors que défile un vaisseau tirant sur une succession d’obstacles, transparaît le reflet du visage de David. Pour parvenir à progresser, ce joueur invétéré analyse les mécaniques du jeu en même temps qu’il apprend à anticiper les mauvais réflexes qui le conduiraient à être vaincu. Les connaissances de la machine et du joueur progressent ainsi de pair selon une logique de dialogue. Le stade de la fascination envers les images est dépassé pour David, habitué à questionner les algorithmes qui sont à l’origine de ce qui apparaît à l’écran. C’est d’ailleurs de là que naît son attitude de détournement de règles conduisant au piratage de son bulletin de notes. Là où les militaires (et ses parents) affichent une foi absolue en une vérité affichée sur les écrans, David questionne les données numériques : quelle est donc cette « vérité » qui a été codée comme telle dans les raisonnements de Joshua ? Il apparaît que le logiciel, à l’instar de ceux qui l’utilisent, pense uniquement selon cet objectif de « victoire » qui lui a été inculqué. Or, après examen de la situation, Joshua en est venu à intégrer dans son équation la paranoïa même des Américains, simulant des images de tirs soviétiques pour flatter leurs passions. Le logiciel applique ainsi la philosophie de David Hume et de sa conception selon laquelle « tout ce qui soutient et enfle les passions nous est agréable » et que la raison ne peut prétendre qu’à « les servir et leur obéir » . En décortiquant les raisonnements du programme, David comprend que la véritable menace consiste en la tentation originelle des Américains de la frappe préventive qui, si elle n’est pas inventée par le logiciel, n’a jamais été aussi stimulée que par l’arrivée des technologies numériques et de leurs fausses prophéties.
Ainsi Wargames esquisse à grands traits les tensions culturelles émergeant alors tout juste autour de l’informatique et qui ne se définiront plus clairement que bien des années plus tard. D’un côté, la confiance aveugle dans une gestion dématérialisée des sociétés humaines, de l’autre, la manipulation pour révéler, et parfois même retourner, les règles de l’informatique contre ceux qui les ont créées. L’enjeu permanent du film consiste en ce que David tente de dialoguer avec Joshua pour le comprendre et éventuellement le raisonner. Les autorités font quant à elles tout pour l’en empêcher, incapables d’imaginer que leur propre outil serait à l’origine du problème. En d’autres termes, David pourrait être comparé à un ancêtre des hackers, Wargames proclamant que l’émergence de ce type de contre-culture serait le seul remède contre une fascination suicidaire à long terme envers les outils numériques. Certes, David est celui qui déclenche la crise en premier lieu, mais c’est grâce au prix de cette crise qu’une prise de conscience peut enfin s’engager.
Allégorie de la caverne
Au cours de leur cavale, David et sa complice Jennifer font la rencontre du véritable créateur du logiciel, qui espérait autrefois que l’informatique offre un moyen d’en finir avec la guerre. Déçu, lui aussi s’est laissé envoûté par des images qui l’emprisonnent dans ses propres certitudes : celles de la fin du règne des dinosaures, dont il pense qu’elles montrent à l’humanité son propre destin. Cette figure divinisée se laisse tout de même convaincre que les deux jeunes adolescents peuvent inverser la tendance suicidaire de l’humanité et descend alors littéralement du ciel (en hélicoptère) pour les conduire sur les lieux de la célèbre séquence finale du film. Enfermés dans un bunker souterrain, les personnages s’y retrouvent réduits à contempler un mur d’écrans géants affichant une représentation numérique de la fin du monde sous forme de trajectoires de missiles soviétiques. Les adolescents et le programmateur de Joshua savent qu’il s’agit d’une simulation, mais impossible de faire entendre aux militaires la différence entre ces images et la réalité. Véritable reconstitution de l’allégorie de la caverne, l’enjeu devient celui de savoir vers quoi se tourner pour révéler la vérité, la lumière du soleil étant inaccessible en ces lieux. Pour résoudre la situation, le créateur du logiciel pose alors cette question simple : « Pensez-vous vraiment que l’ennemi attaquerait sans avoir subi la moindre provocation, ne nous laissant d’autre choix que de les anéantir en retour ? ». Cette résolution pleine de bons sentiments repose en fait sur une interrogation terrifiante : et si les autorités n’étaient plus capables de discerner les vérités masquées par les écrans, trop fascinées par les scintillements de tous ces affichages numériques ? Tout bien considéré, la menace à vaincre dans Wargames ne consiste qu’en cette incapacité à envisager l’idée que l’exactitude mathématique puisse dissimuler les erreurs qui ont été aux fondements même des calculs. Manipulés par leurs passions (ici l’envie dévorante du surgissement de l’événement, l’obsession de la victoire, et peut-être même une certaine tentation de l’autodestruction), les militaires ne cherchent qu’à être confortés dans leurs convictions initiales. Rien de mieux alors que des algorithmes pour comprendre et entretenir ce type de désir non formulé.
Avant que tout ne s’achève, un dernier rebondissement fait craindre que le conflit ne s’enclenche malgré tout, menant vers la mise en scène d’une autre intuition tout aussi passionnante. Joshua, programmé pour emporter la guerre coûte que coûte, décide d’activer lui-même les têtes nucléaires après que les hommes ont finalement renoncé à le faire. Pour l’en dissuader, David s’efforce alors de faire en sorte que la machine questionne ses propres raisonnements en le faisant jouer au morpion. Habitué à comprendre les fonctionnements algorithmiques par sa pratique des jeux vidéo, l’adolescent accompagne ainsi Joshua dans la découverte de cette nouvelle idée que la victoire puisse être dans certains cas un concept non efficient. En résulte une « explosion » d’images montrant tous les scénarios fictifs qui conduiraient à l’apocalypse nucléaire. L’informatique est ainsi ramené à une autre fonction : celle d’expérimenter et d’explorer, non de décider. Les images qu’il donne à voir cessent d’hypnotiser, affichant des contradictions à interroger plutôt que des affirmations. Le logiciel retrouve par là-même le rôle qui lui avait été donné lors de sa conception, à savoir permettre aux hommes de mieux voir, et non de décider à leur place. Pour cela, il fallait simplement le lui demander, ce que fait le seul personnage ayant développé une culture reposant sur l’échange avec cet interlocuteur d’un nouveau genre. « Apprends ! » s’écrit même David, sans que l’on sache vraiment s’il s’adresse à l’ordinateur ou à l’humanité toute entière. Chris Marker osait lui aussi, non sans humour, ce même genre d’intuition à propos des réflexions à porter sur ces outils numériques, et particulièrement les jeux vidéo :
« Les jeux vidéo sont la première phase du plan d’assistance des machines à l’espèce humaine, le seul plan qui offre un avenir à l’intelligence. Pour le moment, l’indépassable philosophie de notre temps est contenue dans le Pac-Man : (…) il nous annonce sobrement que s’il y a quelque honneur à livrer le plus grand nombre d’assauts victorieux, au bout du compte ça finit toujours mal »
Sans soleil, sorti lui aussi en 1983.
Tout finit bien dans Wargames, mais le ton résolument positif du film peine à faire oublier cette question ayant surgi dans ses toutes dernières minutes : alors que les algorithmes sont de plus en plus en mesure de fonctionner sans intervention humaine, sommes-nous encore en mesure de les émanciper des obsessions inconscientes qui ont pu parfois présider à leur conception ?