Que poursuit Chris Marker dans Sans soleil ? Dès l’ouverture du film, sur l’image simple et magnifique de trois enfants islandais marchant sur une route, sur la voix peu sensuelle, presque monocorde de Florence Delay, le film pose une distance. L’énonciation est indirecte : « il m’écrivait », comme une formule magique, introduit un récit en lettres persanes, où un explorateur imaginaire consigne ses impressions de voyage, elles-mêmes lues, réarrangées, commentées par la narratrice. En parcourant nonchalamment cette correspondance inventée, cette dernière superpose à la pérégrination du voyageur-filmeur celle de sa propre lecture, qui retravaille la chronologie, fait correspondre les temps et les lieux à sa guise. Derrière eux, mais aussi derrière la liberté de montage des images saisies aux quatre coins du globe, ne se cache bien sûr qu’une seule voix, celle de Chris Marker. En se disloquant ainsi, le cinéaste figure l’idée de la mémoire comme processus collectif, mais aussi comme dialogue intérieur.
Car Sans soleil n’est pas, à l’instar de la logique d’exploration documentaire qui peut présider au Joli Mai ou au Fond de l’air est rouge du même cinéaste, un film à sujet (même si les sujets de ces films sont, eux aussi, amplement riches et ouverts) : c’est un poème en déplacement, qui se construit à plusieurs niveaux, dans l’agrégation d’images a priori étrangères les unes aux autres, de Guinée-Bissau, du Japon, de San Francisco, et qui tisse entre ces îlots un réseau de synapses, une conscience du monde. Dans l’adjonction de ces différents niveaux d’énonciation, Chris Marker s’affirme comme le plus proustien des documentaristes : ce qui marque dans Sans soleil, c’est l’hypermnésie de la démarche, qui poétise le souvenir, et confère à ce mélange fiévreux d’époques et de terrains l’impression d’un tout harmonieux, comme d’une seule phrase formulée en chœur par les images montées ensemble. « L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps. » Posée en épigraphe, la citation de Racine est elle-même disloquée de son contexte (en préface de Bajazet qui se déroule en Turquie, le dramaturge n’y désigne qu’une modeste règle de théâtre consistant à toujours préférer situer l’action dans un ailleurs, temporel ou géographique) : à l’image du film qui, par la mosaïque du montage, fait de chaque moment filmé un bloc de sens kaléidoscopique, que le commentaire de la voix off, ou l’assemblage d’autres moments, sont toujours à même de reformuler.
Grâces serties dans la mémoire
Sans soleil conjugue ainsi entre eux de multiples instants de grâce, que l’on suppose d’ailleurs mus par la même grâce humaine à la poursuite de laquelle Sandor Krasna – le voyageur imaginaire qui signe les lettres envoyées à la narratrice – semble se jeter, muni de la caméra. Sur les marchés des îles du Cap-Vert, Marker tente d’attraper du regard les habitantes qui, toutes, se dérobent à lui : « rituel de séduction » dit-il, quand on le retrouve en train d’épier comme un enfant derrière une porte quelques capverdiennes moins susceptibles de détecter sa présence, au milieu de la foule d’un bazar. La scène est une des plus magnifiques du film : une jeune femme le remarque, puis feint de l’ignorer ; elle lui jette un premier regard, « juste à l’angle où il est encore possible de faire comme s’il ne s’adressait pas à [lui] », puis le détourne à nouveau. Le frisson de l’interdit fait frémir l’échange pourtant indicible et timide qui se noue entre le filmeur et son sujet. Au détour d’un chaland qui traverse le champ et la dissimule pendant un court instant, la jeune femme projette soudain un foudroyant regard, frontalement offert à la caméra. Il ne dure qu’un vingt-cinquième de seconde.
Ce type d’instants touchés par la grâce se cache au cœur de cette mémoire infiniment poétique telle que la convoque Chris Marker, comme bercé par sa propre vie de voyageur-filmeur. Ce qui y retient si magnétiquement le regard n’a rien d’un intérêt documentaire au sens d’une curiosité polie pour le monde, ou pour sa diversité culturelle : c’est un aimantage bien plus intime et ensorcelé, à l’image de celui de James Stewart pour Kim Novak dans Vertigo, film-fétiche de Marker à la recherche duquel il se lance également, dans les rues de San Francisco. Ainsi l’image des trois enfants islandais, « l’image du bonheur », refait surface en conclusion du film. Si Sans soleil est une Recherche au sens proustien du terme, cette séquence en est la madeleine : puisqu’elle nous renvoie à une enfance précieuse, mais aussi révolue (on n’en dira pas plus). À travers elle s’exprime toute la magnifique conciliation de Sans soleil : celle qui unit l’espace infiniment riche du monde et du voyage physique, à celui, pas moins foisonnant, du voyage intime et du souvenir.