We Don’t Live Here Anymore ressemble tellement à un portrait-robot du film indépendant américain type qu’on est en droit de se demander si le festival de Sundance (d’où le film est reparti lauréat, en 2004, du Prix du meilleur scénario) n’exige pas de ses participants qu’ils remplissent un cahier des charges. Avec son casting branché, sa mise en scène minimaliste, ses dialogues très littéraires et son sujet pour bobos dépressifs, le second film de John Curran a même, a priori, de quoi agacer. Le récent Moi, toi et tous les autres de Miranda July apparaissait d’ailleurs comme la goutte d’eau faisant déborder le vase trop plein d’apprentis cinéastes en mal d’existentialisme. Surprise : loin des stéréotypes, We Don’t Live Here Anymore dépeint, avec un subtil mélange de réalisme et de théâtralité, les tourments universels de la raison et du cœur.
Adapté de deux nouvelles d’André Dubus, We Don’t Live Here Anymore et Adultery, le film de John Curran suit le quotidien de deux couples d’amis dans une petite ville des États-Unis : Jack (Mark Ruffalo), professeur de littérature dans une fac, est marié à Terry (Laura Dern), qui s’occupe de leurs deux jeunes enfants. Jack travaille avec son meilleur ami, Hank (Peter Krause), lui-même marié à Edith (Naomi Watts), photographe. Si Jack et Terry passent leur temps à se crier dessus, Hank et Edith entretiennent l’illusion du bonheur conjugal en vivant chacun leur vie de leur côté, se croisant occasionnellement pour se répéter qu’ils s’aiment sans vraiment y croire. Dans ce tableau morose subsiste une lueur : la liaison secrète de Jack et Edith. Mais jusqu’à quand ?
Caméra serrée sur les visages, acteurs soumis à l’exercice périlleux des scènes de la vie conjugale (qui se résument la plupart du temps à de longs dialogues disséquant la difficulté d’exister au sein du couple), quasi-unité de lieu (les maisons des protagonistes et la forêt, lieu de jogging entre amis et d’ébats entre amants) : on pense très vite et très fort à l’âpre Maris et femmes, le chef-d’œuvre de Woody Allen qui concentrait en 1h30 la fin de sa tumultueuse liaison avec Mia Farrow. Ici, pourtant, en lieu et place des bourgeois new-yorkais quinquagénaires, John Curran s’attache à dépeindre un univers peu exploré dans le cinéma américain car peu cinégénique : la middle-class de province dans toute sa banalité. Les pavillons de banlieue décrits par le metteur en scène ne regorgent pas d’inquiétants pères de famille comme chez Todd Solondz ni de desperate housewives manipulatrices : dans We Don’t Live Here Anymore, on picole entre amis, on passe l’aspirateur, on fait du vélo avec ses enfants ou du jogging avec son meilleur ami, on travaille dans un bureau ni design ni miteux et on enlève les feuilles mortes dans son jardin en famille. Ce parti-pris séduit car, opposé à la théâtralité des dialogues et aux visages familiers de comédiens vus aussi bien dans des productions hollywoodiennes que dans le cinéma indépendant US, il crée un contraste intéressant et relativement inédit, réussissant là où Closer de Mike Nichols, sur un thème similaire, échouait. Curieusement, c’est dans cette dichotomie que We Don’t Live Here Anymore puise sa force, quand au contraire Closer plongeait ses stars dans un décor chic dans lequel la crudité des dialogues tombait à plat. Le long métrage de John Curran est plutôt à rapprocher du très beau Ice Storm de Ang Lee, et les deux films mis bout à bout constituent un saisissant portrait de cette classe moyenne américaine perdue face à des modèles familiaux qu’elle ne parvient ni à épouser, ni à rejeter. Et si les enfants des personnages de Ice Storm (situé dans les années 1970) étaient les adultes de We Don’t Live Here Anymore ? Une fois réunies, les deux œuvres n’en deviennent que plus troublantes.
Si le film gagne à être vu, c’est également pour ses comédiens, qui composent des personnages extraordinairement proches de nous avec très peu d’effets (si l’on excepte Laura Dern, un peu trop dans l’hystérie). Mark Ruffalo fait ici oublier ses récents écarts dans des productions insipides (30 ans sinon rien ou encore le calamiteux Et si c’était vrai…) : il incarne parfaitement l’homme moyen du nouveau millénaire écartelé entre virilité maladroite et extrême sensibilité. Naomi Watts, éblouissante, joue l’érotisme de cette mère de famille professionnellement épanouie mais malheureuse en ménage avec ce subtil mélange d’innocence et de perversité qui faisait déjà merveille dans Mulholland Drive. Et Peter Krause (révélé dans Six Feet Under) réussit à faire exister un personnage peu présent en quelques scènes où il met à mal tous les clichés de cinéma sur les maris cocus.
En dépit de son label « film Sundance », We Don’t Live Here Anymore convainc précisément pour tout ce qui ne fait pas de lui un candidat à oscar : pas de comédiens engoncés dans des rôles spectaculaires ni de scénario sulfureux pour magazines trash. Avec ce trois fois rien qui constitue le quotidien de beaucoup, John Curran réussit un film touchant, miroir étonnamment fidèle des tourments sentimentaux de toute une génération.