Dans les dernières minutes de Winter Brothers, une scène détonne, interpelle et sans crier gare libère d’un poids, au point qu’il n’est pas saugrenu de se demander si tout le film, par ailleurs assez oppressant, n’aurait pas été pensé par son réalisateur Hlynur Pálmason en vue d’un effet comme celui-ci. Emil, le plus jeune des deux frères du titre, annonce à Anna (l’objet de son désir déçu, qui sort avec son aîné Johan) qu’il va exécuter un « tour de magie ». Les préparatifs faits, les deux personnages observent avec attention l’objet du « tour » — non sans anxiété, Emil ayant averti Anna que cela pouvait mal tourner. Au bout d’une bonne minute d’immobilité, un phénomène étonnant se produit, visiblement celui attendu par Emil et lui seul, inoffensif — donc soulageant d’un coup de l’inquiétude — et instantané, si bien qu’on se demande comment le réalisateur a obtenu cet effet visuel, par un montage invisible ou un trucage photographique, à moins que la réaction ne soit véritable. Quoi qu’il en soit, cette scène, qui pourrait passer pour un intermède récréatif, agit comme une rupture, un signe que le film est ouvert à l’inattendu — peut-être une confirmation, alors que jusque-là le film n’a eu de cesse de perturber, de façon moins frappante, l’apparente harmonie installée de son récit.
Winter Brothers conte l’histoire d’une séparation — à moins que ce ne soit l’admission progressive et tardive d’une divergence jusque-là ignorée. Vivant et apparemment toujours fourrés ensemble, Emil et Johan travaillent dans une mine de calcaire de leur région, au Danemark. Or Emil est trop fantasque, trop désinvolte en société, fait trop de bêtises, et finit fatalement par s’attirer des ennuis, tout en découvrant que le lien fraternel n’est plus si étroit que cela. Entre la rudesse de la mine à l’intérieur (les ténèbres tout juste percées par les lampes des casques) et à l’extérieur (la blancheur du calcaire se confondant avec celle de la neige alentour), Hlynur Pálmason, plasticien de formation, tâche de faire reposer son récit sur un langage visuel et sonore visant des perceptions proche du primitif. La photographie désaturée favorise la captation de l’environnement par les seules variations entre le clair et l’obscur (à l’image du plan-séquence inaugural traversant la mine), la musique aux tons industriels semble répondre aux sons environnants pour hypnotiser l’ouïe en simulant une forme de primalité. En regard de ces principes esthétiques, l’étrangeté de certaines scènes domestiques (comme Emil regardant assidument des vidéos d’entrainement militaire au tir au fusil) signale par fragments que quelque chose de secret se joue dans le drame qui traverse cet « univers » sensoriel. Néanmoins, il pourra arriver au spectateur de se demander à quels moments ces intentions esthétique et dramatique vont se rencontrer et donner l’une à l’autre sa consistance et sa raison, ou si l’esthétique se contentera de servir d’habillage et le drame de prétexte. Il faut une certaine patience pour constater que la rencontre a bien lieu. Cela se produit parce que, mû par son envie d’expérimentation, le réalisateur crée dans son récit quelques secousses qui affectent à la fois la lecture du drame et l’uniformité esthétique. À mesure que la routine des deux frères est perturbée et doit se reconfigurer, tandis qu’ils s’accordent de moins en moins au fil des scènes, le film se prend à son tour à envisager des trajectoires alternatives, alternant réalité et fantasme, joue brièvement sur une ambivalence fraternelle (pendant un moment, on ne sait trop lequel des deux fait l’amour avec Anna, ni même si cela se produit réellement), oscillant entre inquiétude et sérénité (que va faire Emil avec son fusil ?). Si bien que quand la scène du « tour de magie » arrive, elle acte que rien ne se passe plus tout à fait comme le film a commencé, ni même comme on a pu l’anticiper jusqu’à présent. Pour en arriver là, Pálmason aura dirigé une sorte de « trip » rugueux, pas toujours aimable dans le caractère démonstratif de son installation, mais touchant quand il invite le regard à être sensible à un monde qui se fissure et se reforme.