Dans un petit village du Burkina Faso, Yaaba est une grand-mère victime du carcan des préjugés. Pour tous, elle est une sorcière. Seul Bila, un tout jeune garçon, accédera à l’humanité de son aînée, en même temps qu’il se forgera en tant qu’homme. Universel et pas seulement africain, tendre, fort, et porté par une dimension quasi mythologique, Yaaba reste comme l’un des chefs d’œuvre d’Idrissa Ouédraogo.
Même s’il n’est pas le premier cinéaste burkinabé à la cinématographie importante, Idrissa Oudréago est sans doute celui qui contribua le premier à faire connaître son pays à un public international. Un pays dont le rôle dans l’histoire du cinéma n’est plus à démontrer, avec son école de cinéma, puis la création, en 1969, du Fespaco (festival panafricain de cinéma de Ouagadougou), la plus importante manifestation consacrée au septième art africain. En 1990, Ouédraogo reçoit au Festival de Cannes le prix du jury pour Tilaï. Un an plus tôt, il réalisait Yaaba (« grand-mère » en moré, l’une des langues du Burkina Faso). Un film central dans une œuvre qui n’a jamais cessé de décrypter les relations humaines, les liens entre les hommes et leur terre, les fondements de pratiques traditionnelles ancestrales. Au cœur de Yaaba, les liens intergénérationnels, mais aussi les préjugés. Yaaba s’empare du conte, du mythe, pour construire des personnages à la fois ancrés dans un espace-temps précis, et une universalité plus globale. Il est pourtant difficile de parler d’individualité, voire de « personnage », tant il est vrai que les sociétés noires africaines ont davantage le groupe au cœur de leur fonctionnement, et « mettent plus l’accent (…) sur la solidarité que sur les besoins de l’individu, plus sur la communion des personnages que sur leur autonomie. » (Senghor, « Sur le socialisme africain », cité par Élisabeth Lequeret dans « Le Cinéma africain » – les Petits Cahiers des Cahiers du cinéma).
Dans Yaaba, Ouédraogo casse quelque peu cet état de fait : la solidarité du groupe est ici précisément battue en brèche. La grand-mère du film est un personnage à la marge, éjectée du groupe, un être perçu comme étrange, à part. Elle prend à sa charge tous les maux du village, les enfants la craignent, les adultes en font l’explication de leurs problèmes. Un seul mot la caractérise au regard du groupe : sorcière. Tout l’intérêt du film n’est pas de dénoncer cette injustice, mais bien de s’intéresser au mouvement qui va la sortir de cette qualification de sorcellerie. Yaaba est bien davantage un film initiatique et, de ce point de vue, complètement universel, qu’un film sur une regrettable coutume. Le mouvement est porté par un tout jeune garçon, Bila, qui se transforme au contact de la grand-mère. Les habitants du village la considèrent comme une sorcière, quand seuls l’enfant perçoit son humanité, sa singularité. C’est justement en se détachant du fonctionnement de groupe, en expérimentant dans la rencontre avec cette grand-mère la singularité de l’individu, que Bila se hisse lui aussi au rang d’individualité : il devient un homme, non pas un « homme africain » avec les clichés qui accompagnent et enferment cette expression, mais un homme tout court.
Yaaba reprend ainsi tout ce qui fonde la démarche cinématographique de Ouédraogo, cinéaste de la terre, du regard, de l’altérité. L’histoire de ses personnages est inscrite dans l’histoire d’un pays, voire d’un continent. Ouédraogo se réapproprie l’espace essentiel du village, qu’il filme à la fois dans sa globalité (la société d’un village africain), et pour des individus détachés du cadre enfermant du village (la grand-mère et Bila). En mettant en scène ces deux héros qu’a priori tout sépare, Ouédraogo a offert au spectateur l’une des plus belles rencontres : deux regards, deux visages, la jeunesse et la vieillesse qui se reconnaissent dans leur humanité, dans une lumière à la fois crue et douce d’une savane sauvage. « L’Afrique, ce n’est pas seulement celle des masques, des danses, des cases. C’est aussi celle de l’amitié, de l’amour, de la réflexion sur le monde…» Une maxime d’Idrissa Ouedraogo qu’il a hissé, de manière ô combien réussie, au rang de vérité avec Yaaba.