Superproduction des derniers temps du muet, le Cagliostro de Richard Oswald, sorti en France et en Allemagne en 1929, ne devait rencontrer qu’un succès éphémère, éclipsé par le cinéma sonore qui arrivait au même moment sur les écrans. La version restaurée éditée par Potemkine rend hommage à cette coproduction internationale, produite par des émigrés russes en France (les fameux Films Albatros) et en Allemagne, tournée par un Autrichien, interprétée par des acteurs allemands, et conduite par une équipe technique française qui comptait dans ses rangs deux futurs « grands » du cinéma français : Marcel Carné et Jean Dréville.
C’est pourtant une version tronquée qui seule subsiste de cette grande fresque muette de près de deux heures, la copie originale ayant aujourd’hui disparu. La version restaurée à partir d’éléments 9,5mm des copies « Pathé-Baby » ne représente que la moitié du métrage originel. L’intégrité narrative de l’œuvre d’Oswald s’en trouve nécessairement bouleversée. De nombreux intertitres viennent pallier les lacunes du récit, si bien que la continuité narrative de la vie tumultueuse du Joseph Balsamo popularisé par Alexandre Dumas s’étiole au profit de tableaux grandioses dans lesquels la mise en scène et la technique rivalisent pour produire les effets les plus spectaculaires. La séquence d’ouverture, avec l’ombre gigantesque de Cagliostro avec un globe ou une boule de cristal se détachant sur le mur identifie le personnage comme un magicien et un aventurier. L’alchimiste se livre à un spectacle devant une foule de petites gens médusés par ses supposés miracles. Loin du Caligari que suggère cette ouverture expressionniste, le Cagliostro d’Oswald est plutôt un héros romantique tout entier dévoué à sa belle épouse, la mélancolique Lorenza. Hans Stüwe, vedette montante du cinéma allemand de la fin des années 1920, incarne le héros rocambolesque de Dumas, face de Janus déchirée entre ses deux penchants, le Joseph Balsamo qui n’aspire qu’à l’amour de sa bien-aimée, et le ténébreux Cagliostro, rompu aux tours de magie et aux intrigues politiques. La sobriété du jeu de Stüwe et la rigidité de son visage tranchent avec l’excès de mimiques des acteurs de l’expressionnisme allemand de la même époque. Éclairées avec des lampes à incandescence, les scènes sont baignées d’une lumière feutrée, loin des saillies géométriques et contrastées de l’expressionnisme d’un Fritz Lang ou d’un Friedrich Murnau. Jean Dréville et Marcel Carné se souviennent tous deux que le film fut tourné en pellicule « panchromatique », ce qui lui donne sans doute cette texture si particulière, où le noir et blanc n’aplanit pas les couleurs et les volumes du décor mais leur confère au contraire une espèce d’irisation.
Arrivé à Paris pour se gagner les faveurs de Louis XVI et Marie-Antoinette, Cagliostro est traité en paria par la cour versaillaise et disgracié quand il a la fâcheuse idée de prédire à la Reine sa mort sur l’échafaud. À l’instar du Napoléon d’Abel Gance (1927), le récit d’Oswald se veut une chronique historique dont les intertitres assurent l’exactitude, aussi bien qu’un récit d’aventure. Mais l’intérêt du film réside moins dans cette mise en scène pseudo-historique que dans la grandiloquence des effets de style, des mouvements de caméra et des décors dignes d’un film d’espionnage. Arrêté par les troupes du comte de Breteuil après la découverte de son implication dans la fameuse « affaire du collier », Cagliostro est conduit dans le château du comte pour y être interrogé. Dans un décor d’arabesques et de colonnes grandioses, les portes coulissantes ne s’ouvrent que sous l’effet d’un gong suspendu au plafond. La fuite de Cagliostro avec Lorenza est digne d’un James Bond, alors que le comte de Breteuil, cherchant à abattre son ennemi, atteint le gong et permet aux deux amants de s’échapper en actionnant ainsi le mécanisme d’ouverture des grilles.
Dans les studios de la rue Francœur où la majorité des scènes furent réalisées, le tournage avait des airs de « société des nations » cinématographique écrivait Marcel Carné dans un article paru à la sortie du film en 1929. Le Russe Lazare Meerson (celui-là même qui travailla avec René Clair et Jacques Feyder), avec Alexander Ferenczi et le peintre Eugène Lourié, était responsable des décors baroques de ces palais colossaux et cachots abyssaux, à l’aide parfois de subterfuges ingénieux. Un savant agencement de maquettes et de miroirs donnent l’impression de volume et de gigantisme dans les plans d’ensemble du château de Versailles. Bernard Eisenschitz dans le livret de vingt-huit pages associé au DVD dévoile en outre certaines des techniques inventives qui permirent à Oswald d’obtenir les effets qu’il recherchait : comme l’usage du brachyscope, dans la scène d’hypnose de Marie-Antoinette, une lentille additive placée sur l’objectif de 50mm qui vient inscrire dans l’œil en très gros plan de Joseph Balsamo la vision funeste de l’avenir qu’il prédit à la reine de France sous la forme d’une potence. Jules Krüger, chef opérateur qui s’était déjà illustré chez Abel Gance (Napoléon) et Marcel L’Herbier (L’Argent, 1928), fait la démonstration de toute sa virtuosité, assisté de plusieurs « as de la manivelle » comme les appelle Carné, parmi lesquels le jeune Jean Dréville. La variété des échelles de plans et des angles de vues imprime au film une dynamique rythmée, dont témoigne par exemple la scène de l’arrestation de Cagliostro et Lorenza. Poursuivi par la monarchie française, Cagliostro fuit en Italie où il est rattrapé par la papauté qui le condamne pour nécromancie. Pas moins de quatre caméramans furent nécessaires au tournage de cette scène, dont l’un, ventre à terre, ne filmait que les pieds en gros plans des soldats enserrant Cagliostro et Lorenza. Certaines des séquences les plus magistrales du film selon Carné ont malheureusement disparu, notamment une « fête au village de Lorenza » tournée durant cinq jours avec des centaines de figurants et explorant des techniques de tournage rarement employées, caméras portées à l’épaule et travellings aériens au moyen de câbles tendus au plafond du studio sur lesquels coulissaient les caméras. La dernière séquence, dans une sinistre prison italienne, offre un autre exemple de cette virtuosité des plans. Les deux amants incarcérés dans l’attente de leur exécution sont chacun dans un cachot sordide, elle au fond d’une fosse surmontée par une lourde grille, lui encerclé par un abysse profond. Le motif des grilles et du précipice évoque une géométrie carcérale rarement explorée au cinéma, sinon chez Alexandre Astruc dans Le Puits et le pendule (1963).
Oswald, cinéaste rompu à tous les genres – de l’adaptation historique (Lady Hamilton, 1921, Lucrèce Borgia, 1922) au film d’horreur avant l’heure (Nuit d’horreur, 1916, Das unheimliche Haus, 1916) – était passé maître dans le film d’exploitation dans l’Europe d’après-guerre. À une époque où la censure n’exerçait pas encore de contrôle rigoureux sur la production cinématographique, on lui doit un certain nombre de films d’« éducation sexuelle », abordant sans complexe des thèmes comme la prostitution (il y consacre deux films en 1919) ou l’homosexualité (Anders als die Anderen, 1919), avec Conrad Veidt. À n’en pas douter, la censure fut particulièrement laxiste face à un film qui ne se lasse pas d’érotiser la lascive Jeanne de La Motte, comtesse aux pieds nus, ou plus précisément aux seins nus, que Cagliostro sort de la rue. La gracieuse Illa Meery, parée comme une odalisque, donne au film une couleur libertine évoquant plus Choderlos de Laclos qu’Alexandre Dumas. Face à ce qui pourrait être considéré comme un blockbuster de l’époque, il faut ainsi être, suivant la consigne de Marcel Carné, « indulgent à ses défauts, tenté d’admirer ses qualités ». On regrettera seulement que les bonus du DVD ne fasse qu’une si maigre place au processus de restauration du film, n’offrant qu’une interview, par ailleurs passionnante, du compositeur Mathieu Regnault, à qui l’on doit la bande-son du film au piano. Alors que la cinémathèque de Bologne présentait cet été des versions restaurées de Dida Ibsens Geschichte : das Tagenbuch einer Verlorenen (1918) et de Lucrèce Borgia (1922), l’édition DVD de Cagliostro chez Potemkine offre une belle occasion de redécouvrir une époque glorieuse du cinéma muet.