Lauréat du prix Un Certain Regard en 2007, le premier et (hélas) unique long métrage de Cristian Nemescu vient d’être édité en double DVD fin septembre. Entre Cannes et cette sortie, California Dreamin’ aura drainé dans son sillage un incroyable succès critique. Une réussite qui plus est transfrontalière qui aurait infiniment plu à Cristian Nemescu, victime d’un accident de voiture avec son ingénieur du son, Andrei Toncu, le 25 août 2006. À deux jours seulement de la fin du montage… Parmi les suppléments, un making-of touchant ; la modestie et l’humanité vibrante du jeune réalisateur l’emportant de loin sur la facture visuelle modeste. La présence sur le deuxième DVD du moyen-métrage Marilena de la P7 (2006) est un bonus précieux, à voir ou à revoir. Autre preuve du réel talent de celui qui a quitté en marche, un jour d’été, le train du cinéma roumain.
Dans California Dreamin’, que l’on soit au crépuscule de la Seconde Guerre Mondiale ou aux portes d’un Kosovo déchiré en 1999, il y a ceux qui fuient ou aimeraient le faire, ceux qui débarquent et ceux qui restent bloqués. Et entre ces deux époques, les rôles semblent immuables ; les sédentaires – ici, les habitants d’un trou paumé situé dans un pli de la carte au beau milieu de la Roumanie – se devant d’accueillir, de force ou de bon gré, ceux venus d’ailleurs, les étrangers. D’autant plus qu’à Căpâlniţa, dixit le maire (Ion Sapdaru ; aussi truculent ici que dans l’excellent film de Corneliu Porumboiu 12h08 à l’est de Bucarest), l’hospitalité est quasiment une seconde nature. D’aucuns diront, l’obstination et la bêtise aussi… Quant aux rêves fous, ils semblent l’apanage de chacun. De Monica, adolescente en crise pressée d’embrasser le rêve américain (et dieu sait qu’elle n’est pas la seule !), à son père, Doiaru, chef de gare irascible dont l’anti-américanisme et l’aigreur trouvent leurs racines dans un triste passé, en passant par le maire, davantage concerné par les possibles investissements américains dans sa ville que du sort d’un convoi militaire bloqué à quai pendant 5 jours dans leur village. Le film ayant été chroniqué ici-même à sa sortie, nous n’en diront pas plus.
S’inspirant d’un fait réel, Nemescu l’a profondément modelé pour transmettre une vision de la société roumaine bien acerbe, malgré l’humour ubuesque et les étincelles romantiques du film. Obnubilés par leur sort et les querelles locales, ces villageois semblent en effet en total décalage avec la réalité environnante. Comment par exemple peuvent-ils être si indifférents à l’urgence de la situation kosovar en préférant se saouler, se tirer dans les pattes ou flirter sans vergogne ? Telle est du moins l’accusation que leur balance Jones, le capitaine dirigeant le bataillon américain escortant cet équipement de l’OTAN en partance pour la frontière serbe. D’un autre côté, les mots de ce Yankee pur jus sonnent faux. Comme s’il se voilait lui aussi la face, brandissant l’image d’une Amérique salvatrice au service d’une noble cause bien douteuse : « Soyons tous unis comme un seul homme et vainquons les tyrans. » Si les problèmes de communication traversent California Dreamin’, certains discours collectifs se propagent eux comme une trainée de poudre. Et cela donne soit une grève soit un pugilat sanglant explosant sur fond de haines intracommunautaires exacerbées. Dans le making-of, plusieurs acteurs interrogés insistent sur la puissance du film à traiter implicitement de l’état actuel du monde. Or, il est clair que les malentendus – surtout ceux provoqués par des attitudes hégémoniques –, n’en finissent pas d’engendrer des crises. La Géorgie hier, et demain ?
Deuxième DVD, autre film. Sur un plan cinématographique, mettre en miroir Marilena… et California… est vraiment instructif pour suivre le fil du style visuel créé par Nesmecu et son chef op’. Plusieurs éléments narratifs et interprètes sont d’ailleurs communs aux deux films. D’un côté du titre, Marilena, personnage éponyme donc. De l’autre, ce drôle de patronyme à particule : « de la P7 », nom donné au quartier à putains d’une banlieue grise située à la périphérie de Bucarest. Les rues y sont étroites, voilées de lumière jaune poussière. Les façades d’immeubles, décrépies. A priori, pas grand-chose à y faire et beaucoup de temps à tuer : attendre le tram, jouer au ping-pong à ciel ouvert au son des radios grésillantes, siroter un café face au sosie local d’Elvis Presley. Autre option : faire les quatre cents coups. C’est le cas d’Andrei, jeune caïd de 13 ans à la tête d’une bande de gamins, coincés dans cet âge ingrat fait d’interdits qui ne demandent qu’à être enfreints. Leur prédilection ? Reluquer les « peaches », les jeunes putes de la ville. Parmi elles, Marilena, à peine plus âgée (16 ? 18?), cheveux courts et auburn, revêche, railleuse et rieuse.
À travers ces rues – et au travers de l’écran que Cristian Nemescu se plait à « splitter », à hybrider, entre objectivité documentaire et onirisme fantasmatique – défile le quotidien de gosses qui rêvent de grandir plus vite. L’idée fixe d’Andrei ? Kidnapper le cœur de Marilena, fille-objet qui se mue dans ses fantasmes en icône (presque) intouchable. Sans doute rêve t‑elle, elle aussi, sans le montrer, d’être une autre. Mieux, une princesse. N’est-ce pas ce qu’elle avoue, lançant hors cadre à son dernier client, le souffle court, la gorge tranchée : « Est-ce que tu m’aimes ? » Si l’un des premiers courts du jeune réalisateur, C Block Story (2002), traitait déjà d’une histoire d’émois adolescents, Marilena de la P7 nous livre une chronique sentimentale plus amère. Comme si le jeune réalisateur roumain semblait lui-même avoir mûri, à l’image d’Andrei qui finira par regarder vieillir ses mains dans la lumière bleutée tombant sur la ville.
California Dreamin’ témoignait à son tour d’une maturité gagnée. Une entrée dans l’âge mûr aujourd’hui coupée net dans sa course.