Cristian Nemescu est mort en août 2006 dans un accident de voiture à l’âge de vingt-huit ans, après le fin du tournage de son premier et dernier film, California Dreamin’. On ne peut donc pas regarder cette œuvre et l’analyser sans prendre en compte l’inachèvement du montage. Malgré tout, on perçoit dans ce film non seulement une grande intelligence de l’image et du rythme, mais encore une pointe d’humour amer qui n’était déjà pas étrangère à 12h08 à l’est de Bucarest. Qui a dit que le cinéma roumain ne savait verser que dans la tragédie ?
Prix Un certain regard à Cannes en 2007, California Dreamin’ étonne tout d’abord par son auto-représentation de la Roumanie. Entre 4 mois, 3 semaines et 2 jours ou, plus anciennement, La Mort de Dante Lazarescu, bon nombre de cinéphiles ont tendance à considérer le cinéma d’Europe de l’est (si l’expression a un sens) comme fatalement noir et dépressif… or, certains réalisateurs choisissent, sans renier certaines problématiques (la reconstruction, la mémoire…), des tons plus légers. Cristian Nemescu est un de ceux-là. Son film, inspiré d’un fait divers, inscrit la Roumanie dans une dynamique certaine, entre un souvenir du régime de Ceausescu, de ses méthodes et un évident mouvement de la société roumaine vers la modernité, mais aussi entre un pays qui semble souvent, au cinéma notamment, fermé, replié (et on peut aisément le comprendre) sur une blessure inguérissable, et un pays parfaitement ouvert où les adolescents écoutent autant de musique commerciale qu’ailleurs.
Le décor est simple, banal : dans un village du nom de Capalnita, des hommes et des femmes vivent au gré de leur fantaisie et de leurs moyens, assez chiche, entre voitures et vaches. L’histoire se passe en 1999, alors que la guerre fait rage au Kosovo. L’OTAN envoie un train de militaires empli de « choses » secrètes (on suppose que ce sont des armes mais on n’en aura jamais la confirmation) : seulement voilà, ils doivent passer par la Roumanie. Seulement voilà, en arrivant à Capalnita, ils tombent sur Doiaru, le chef de gare, bien décidé à utiliser son pouvoir pour empêcher la tranquillité du voyage des GI. California Dreamin’, au-delà de la peinture sociale qu’il développe, est avant tout un film contre l’autorité de tous. La scène d’ouverture, dans laquelle on entend le discours du capitaine Jones (le responsable du train), est en cela assez étonnante : arrivant en terrain quasi conquis, Jones présente à ses soldats l’opération « Guardian » qui consiste en la protection des Kosovars. Tout au long du film, Jones tentera d’asseoir son pouvoir d’Américain et de capitaine contre la population locale qui tente, par tous les moyens, d’empêcher le convoi d’arriver à bon port. Mais jamais le film ne sombre dans un anti-américanisme facile, montrant des soldats simples et normaux, attirés par les jolies filles du village et finalement assez peu préoccupé de la mission américaine d’établissement de la «liberté».
Du côté roumain, les petits chefs existent aussi, surtout en la personne du chef de gare, qui trouve en le règlement intérieur de la compagnie ferroviaire, alors que le convoi a l’autorisation de passage du gouvernement roumain, le moyen de contrôler la situation. L’autorité, ici ridicule, dérisoire, est l’apanage des faibles, des chipoteurs comiques mais aussi des hommes qui ne représentent qu’eux-mêmes, perdus qu’ils sont dans leur désir d’être quelqu’un. Ce n’est seulement lorsque la force est ajoutée à la volonté de puissance que la machine s’emballe. En dehors des deux « gouvernants », le film déploie une galerie de personnages bien sentis : la fille du chef de gare tout d’abord, Monica, jolie adolescente aguicheuse qui rêve de partir, d’aller à la ville, de quitter un monde coincée dans un désir de développement économique et de traditions ; puis vient une flopée de seconds rôles tous plus ou moins déjantés, comme le maire obsédé par le désir de voir les Américains investir dans son village et organise en conséquence l’anniversaire de Capalnita tous les jours, comme les ouvriers montant un piquet de grève de quatre personnes sur les rails. Tout cela rappelle l’univers d’un Kusturica ou d’un Iosseliani, sa folie, sa fantaisie, sa vivacité.
La nuance est partout : dans le caractère de chaque personnage tout d’abord, dont les traits les plus marqués viennent de la douleur de ne pas trouver sa place, ou de ne pas l’avoir actualisé dans une société changeante. Le ton employé est également mesuré : l’envie des jeunes comme la brutalité de certains anciens n’est jamais excusée, et le film qui possède une force comique (on retrouve l’amour des situations cocasses de Kusturica) s’achève sur une violence qui choque d’autant plus qu’elle résulte non pas d’une évolution dramatique mais d’un raté de la société roumaine qui peine malgré sa joie et sa fantaisie à trouver de nouveaux repères. Cette violence-là trouve son origine dans des flash-backs d’une grande beauté sur le bombardement américain du village en 1944 : on se rappelle que la Roumanie fait partie des pays « donnés » à l’URSS à la fin du conflit mondial. Enfin, les Américains arrivent, cinquante ans plus tard, dans une Roumanie qui peinent, métaphore première, à faire redémarrer son train, et écoute toujours sa radio en attendant des lendemains qui chantent.
Sans verser dans la tragédie, California Dreamin’ s’attarde aussi bien sur les problèmes sociaux que les émois d’adolescents du village. On y retrouve donc une humanité emprunte de doute, politique et personnel, marquée par l’intégration du passé au présent, comme l’anglais se mêle au roumain sans mystère. Mais le film de Cristian Nemescu est avant tout une comédie, amère certes, mais sans apitoiement : la fin est sans doute un peu longue puisque non montée, et la narration est parfois trouble pour la même raison. Et pourtant, dans ses bribes construites, apparaît la vision d’une Roumanie plus complexe qu’en retard, plus instable -à l’image des décadrages et recadrages constants- que perdue. Derrière une grande diversité de narration et de situations visuelles, qui met en parallèle tous les constats sociaux, tous les personnages (égaux donc) et toutes les temporalités. Faire une fresque des comportements dans une situation de tournage est le centre du film : tourné au fin fond des Carpates, l’équipe a vécu finalement ce que la caméra filme, l’interpénétration des désirs au-delà des cultures. Ce film est à voir pour deux raisons : la première est une interprétation très particulière de « Love me tender » d’Elvis Presley ; la deuxième est la certitude de voir une œuvre qui témoigne de la vitalité, technique, esthétique et intellectuel, d’un cinéma.