Une histoire, toute l’histoire du cinéma documentaire, en 55 minutes ? Non. Jusqu’en 1975, jalon chronologique où, selon le commentaire, la télévision et la vidéo changent totalement la donne. Restent tout de même 80 ans… Pour répondre au défi de cette commande initiée par Documentaire sur Grand Écran, il n’est pas surprenant que l’on ait fait appel à Jean-Louis Comolli. Historien, enseignant, critique, cinéaste, il a consacré une réflexion fertile au cinéma documentaire, ce qui en fait une parole assez indispensable à qui cherche à s’y intéresser d’un peu près. La stratégie bien compréhensible de l’auteur est portée par le titre : des fragments. Il sera question de jalons et de rapprochements à partir de « citations » – c’est ainsi que l’on nomme ici, formulation heureuse, les extraits souvent brefs – suivant une approche pas toujours chronologique.
Le dispositif est simple : ces « citations » donc, quelques plans où l’auteur est en amorce du plan face à un écran, et sa main noircissant un calepin de ces fragments d’une histoire ; des mots eux-mêmes repris par la voix de Comolli. Les jalons du cinéma documentaire sont donc exposés : les Lumière comme moment matriciel – les différentes versions de la Sortie des usines, d’une réalité filmée (la première version) à une réalité mise en scène (les deux autres) ; Robert Flaherty et Dziga Vertov comme figures tutélaires ; le temps de la propagande (à partir de l’aphorisme de Walter Benjamin : « le fascisme est l’esthétisation de la politique, le communisme est la politisation de l’esthétique ») ; l’ère du commentaire ; l’arrivée du direct avec le son synchrone ouvrant vers un nouvel âge de la représentation du réel ; les approches et déclinaisons militantes à partir de la fin des années 1960.
Mise en commun
Le film est aussi l’occasion pour Jean-Louis Comolli d’exposer quelques-uns de ses outils conceptuels. Par exemple la relation particulière entre filmeur et filmé dans le cinéma documentaire, cette forme où parfois le protagoniste « me regarde » par le biais du regard caméra – illustré ici par le fameux plan de Nanouk l’Esquimau où le personnage sort la tête de l’igloo dont il vient de percer, depuis l’intérieur, l’entrée. Il s’agit bien là d’un autre pacte cinématographique que celui de la fiction, où la mise en scène dispose d’un autre intitulé, que Comolli nomme « mise en commun ».
S’il était impossible de ne pas parcourir des jalons chronologiques et des passages obligés, l’entreprise est bien plus stimulante – et cinématographique – lorsque l’on quitte la part strictement pédagogique pour aller davantage vers une pensée de la forme documentaire. C’est le cas au tout début dans le rapprochement entre les préceptes vertoviens (l’œil de la caméra est plus perfectionné que l’œil humain, ce qui est illustré par l’extrait de L’Homme à la caméra où les clignements d’yeux d’une femme sont raccordés à des persiennes qui s’animent) et quelques plans des enfants atteints de cécité dans L’Enfant aveugle de Johan van der Keuken. Ou quand est expliquée la démarche de Flaherty, sa façon d’augmenter la réalité et l’expérience par les moyens du cinéma pour parvenir à formuler par le biais du film la puissance du réel – en l’occurrence la force du lieu dans L’Homme d’Aran.
Fragments manquants ?
Avec un temps aussi court pour une si longue histoire, il est évident que la sélection des œuvres, cinéastes et extraits parle d’elle-même. Débuter par des plans du plus célèbre des films de Vertov est déjà en soi une prise de parole ; Comolli signale par ce choix que filmer permet de voir le monde, que le cinéma en permet une lecture, une compréhension. À ce titre, une donnée retient particulièrement l’attention : quand Comolli fait intervenir la représentation des camps de la mort nazis, il le fait dans un développement autour du doute et de la croyance dans/en l’image, citant à cette occasion Memory of the Camps de Sidney Bernstein, cinéaste britannique dont les équipes filmèrent la libération du camp de Bergen-Belsen. La question n’était plus alors de filmer pour (faire) voir, mais de filmer pour rendre tangible l’horreur, et que l’on y croie – c’est-à-dire que l’on ne puisse pas confondre ces images avec une reconstitution fictionnelle. Pour cela Bernstein choisit, à partir de la suggestion d’Alfred Hitchcock, d’organiser un continuum entre les cadavres décharnés et les regards de ceux qui n’ont pas voulu voir – des notables locaux.
Si le raisonnement autour du film de Sidney Bernstein s’articule parfaitement au fil de la pensée, il y a ici une absence qu’il est difficile de ne pas souligner. Alain Resnais est bien cité, mais pour Le Chant du Styrène dans le segment « Le Temps du commentaire » ; l’emblématique Nuit et brouillard n’est quant à lui jamais évoqué. C’est à ce propos qu’intervient le plus nettement la limite et la frustration résultant de l’approche fragmentaire. Ce qui pourrait apparaître un choix fort, d’une certaine manière polémique, n’en est en fait pas un – ou, du moins, pas celui que l’on pourrait croire. Comolli a en effet par ailleurs réalisé un film, Face aux fantômes (2009), où il suit l’historienne Sylvie Lindeperg travaillant à un ouvrage intitulé Nuit et brouillard : un film dans l’histoire.