Quelques semaines avant l’ouverture du Cinéma du réel (qui se tiendra en ligne du 12 au 21 mars), le critique et cinéaste Jean-Louis Comolli publie Une certaine tendance du cinéma documentaire, un petit ouvrage au titre annonciateur. La référence au texte iconique de François Truffaut se double d’une volonté affichée de discuter, en seize points, le supposé dévoiement des institutions qui initient ou encadrent la production des films documentaires (festivals, diffuseurs, CNC, etc.). « Le temps est venu d’une révolte contre la standardisation. » Le Cinéma du réel est directement pointé du doigt, car la colère de Comolli est née du refus par le festival parisien de son dernier film, Nicolas Philibert : hasard et nécessité, au motif qu’il n’apporterait « rien de neuf ». Des termes que questionne le critique et réalisateur, comprenant que son cinéma de la parole – son film consiste en un entretien entre lui et le réalisateur d’Être et avoir – est en décalage avec les attentes des promoteurs du documentaire, dans une ère où le spectacle serait roi. « Il me semble que là est le point de butée : un film de paroles, alors que la « tendance » est au film de situations, sinon d’action » – tandis que presse et festivals perdraient le nord en s’entêtant dans une quête frénétique et déraisonnable de fausses « pépites » et de « nouveautés ».
La première réserve qu’on se doit de formuler à l’auteur est de tomber à son tour dans le piège du spectacle. Si le titre laisse présager une réflexion sur l’état de la production documentaire et sur la notion de réel dans la création filmique contemporaine, Comolli développe plutôt une défense de son propre cinéma. Ne sont mentionnées que deux créations documentaires récentes (et encore) : les films de Jean Libon et Marco Lamensch (la collection Strip Tease, Ni juge ni soumise) et ceux de Raymond Depardon (précisément Délits flagrants et 10e chambre : instants d’audience), auxquels il oppose, sur le plan de la « morale », son cinéma et celui de Philibert. Ses seize points, non exempts de redondances, développent deux idées principales, deux tendances que ses propre films contournent : le cinéma documentaire sombrerait dans l’irresponsabilité de la « jouissance du spectateur » et du « mépris », et témoignerait par là son asservissement aux principes de la « société spectaculaire-marchande », alors même que son existence serait menacée par les nouveaux usages du public (la miniaturisation des écrans et la généralisation du « cinéma hors des salles », c’est-à-dire en vidéo, inquiètent particulièrement Comolli).
La politique des « petits malins »
L’essentiel de ce propos est concentré sur une virulente critique des documentaires façon Strip-Tease et de ce qu’ils révèlent du monde : « cet aujourd’hui que nous habitons est bien effrayant ». Le spectateur qui les regarde y serait assigné à un rôle d’être-reflexe, « concentré d’agitations pulsionnelles venues de l’intérieur (rires, vertiges) et de l’extérieur (sursauts aux effets spéciaux, flashes, sons violents) » tandis que l’être filmé deviendrait un cobaye, dont le ridicule provoquerait la jouissance du spectateur. Le documentaire se loverait alors dans une posture désengagée, instauré par une république de « petits malins » qui savent tout, ne veulent rien apprendre et n’aspire qu’à jouir des faiblesses des autres. « Rien n’aura été bousculé. Rien d’appris, rien de compris. » Le filmeur et le spectateur s’accordent à constater leur propre supériorité, en « se mettant à l’abri des effets de trouble qu’un film peut provoquer ». Comolli en appelle alors à restaurer le bon rapport, solidaire et « amical », entre l’être filmé, le filmeur et le spectateur : « Quand voudra-t-on entendre qu’un partage de dignité est en jeu entre l’écran et la salle ? ». Le propos ne manque pas nécessairement de pertinence, mais peine à aller plus loin. La manière dont l’auteur rapproche cette tendance Strip-Tease de nombreux autres objets culturels qu’il abhorre (aussi bien les émissions Touche pas à mon poste que Le Masque et la Plume) dilue son propos dans une colère qui l’éloigne de son sujet premier. Ni juge, ni soumise repose certes sur des séquences frisant l’humiliation des personnages filmés (on pense notamment à la séquence où une famille de malheureux avoue à la juge l’ampleur des relations incestueuses qui nourrissent leur arbre généalogique), et il est clair que les créateurs de Strip-tease ont toujours misé sur un exhibitionnisme, si ce n’est condamnable, souvent puéril. La critique à leur encontre n’est pas nouvelle. Est-ce à dire qu’il existe une véritable tendance à l’humiliation dans le documentaire contemporain ?
Nous ne croyons pas que le public, même devant un film aussi cru que Ni juge, Ni soumise, se vautre nécessairement dans une position de jouissance primaire face aux malheurs du monde. Bien au contraire, la gêne qu’il ressent peut constituer le premier pas d’une réflexion. Les films des créateurs de Strip tease, quoi qu’on pense de leur rapport au sujet filmé, ont toujours cherché, par leur approche mêlant voyeurisme, tendresse, humour et cruauté, à déstabiliser le spectateur, à le déranger et donc à interroger sa propre fascination : ce que je regarde est-il réel ? En cela, il semble dépasser sa condition d’être réflexe et ne cède pas forcément au « mépris où sont entrainés les spectateurs ordinaires qui croient pouvoir jouir d’une sorte de supériorité ». En utilisant pour seul exemple le cas extrême de Strip Tease, l’auteur ne donne pas vraiment d’outil pour conclure à une vraie généralisation de cette tendance. Tout au plus, il réaffirme une position louable, déjà exprimée par le passé, en faveur d’un cinéma direct profondément moral et égalitaire, un cinéma « à hauteur d’homme ».
(Sans) limites
Car hormis la tendance Strip-tease, de quel cinéma documentaire est-il ici question ? En s’affranchissant de la nécessité de construire un corpus de film, et en ne citant quasiment aucun titre, Comolli ne précise jamais vraiment qui est la cible de ses critiques. En l’absence d’une tradition du « Cinéma de Qualité » à fustiger, l’ouvrage repose sur un double élan contradictoire dans la définition de son objet. D’un côté, il plaide pour une vision très ouverte du documentaire, déterminée seulement par ce qui le distingue du cinéma de fiction. « Le recours à la fiction lui est par principe interdit », et si le documentaire pose les mêmes questions que la fiction, il le fait « sans le filtre protecteur du semblant ». Une définition par l’exclusion qui s’étend au versant économique : le cinéma documentaire se définirait par « sa réelle fragilité économique (un bienfait non désiré), et sa faiblesse dans le grand marché des images et des sons (faiblesses qui sont une chance) ». Dégagé des « apprêts de la fiction » et de ses contraintes économiques, le documentaire serait ainsi un cinéma libre et sans limite. De l’autre, Comolli tend à réduire le champ des possibles en confiant à ce cinéma plusieurs « missions » en dehors desquelles il perdrait de sa force et de son sens : une mission éducative (le film doit être « l’école du spectateur »), une mission de solidarité – en donnant la parole aux victimes du système (« le petit ») –, et une mission de promotion de la radicalité et de la marginalité (l’art du contre-pied à l’air du temps). « Cette dissidence lui est possible en ce que son économie reste sauvage ». Le (bon) documentaire, selon Comolli, se voit dans « les rencontres non prétentieuses » comme celle des États généraux de Lussas (« un méga rêve de cinéma »), dans les ciné-clubs et lors d’échanges amicaux dégagés de l’idée de marché.
Ce double cadre, à la fois trop large (tout ce qui n’est pas cinéma de fiction) et trop petit (Lussas), ne nous dit pas grand-chose de ce qu’est le documentaire aujourd’hui : une forme cinématographique qui s’est développée bien au-delà des cercles cinéphiles et des festivals de référence, se popularisant principalement hors des salles de cinéma, à travers la télévision ou les plateformes numériques. Une zone grise qui semble échapper au regard de Comolli. Un large public regarde quotidiennement des documentaires, ou ce qu’il considère en être : à savoir des films contenant des informations et révélant des faits authentiques. Cette « ruée vers le virtuel » que nous impose la crise sanitaire, et que décrit bien l’auteur dans son chapitre préliminaire, se double paradoxalement d’une véritable soif de réel. En témoigne le succès de certains programmes de plateformes (comme The Last Dance sur Michael Jordan, sommet du docu drama façon Netflix et véritable hit du documentaire en 2020), des chaînes de télévision comme la BBC ou France télévision (le succès récent du film patrimonial et pédagogique Nous paysans d’Agnès Poirier et Fabien Beziat), ou encore le très polémique Hold-Up, produit en marge de tous les circuits classiques et qui fut probablement le « documentaire » dont on a le plus parlé en France en 2020. La multiplicité des canaux de diffusion du documentaire a entraîné un renouvellement considérable de ses formes, et a brouillé la perception qu’en ont les spectateurs : flirtant toujours plus avec les frontières de la fiction et de la communication, beaucoup de films qui se revendiquent comme « documentaires » n’en sont plus vraiment. Dans ce cadre, l’appel de Jean-Louis Comolli à rétablir un rapport digne entre le cinéaste, le sujet filmé et le spectateur se comprend. Mais la vision réductrice du « cinéma du réel » qui en découle, coincée entre la radicalité de Lussas et le « sensationnalisme » du festival parisien (ce qui prête tout de même à sourire, à regarder sa programmation de plus près) paraît pour le moins contre-productive.