Nouvelle édition pour « Le Geste cinématographique » (Montparnasse) ; c’est au tour de Jean-Louis Comolli de faire l’objet d’un coffret regroupant quatre films, avec lesquels l’intitulé de cette collection porte particulièrement bien son nom.
On peut très bien dire que Jean-Louis Comolli est cinéaste et critique. Ce n’est pas faux, c’est même tout à fait vrai – il fut notamment rédacteur en chef des Cahiers du cinéma de 1966 à 1971. Cette double casquette provoque toutefois chez lui une circulation perpétuelle entre ces deux pôles : faire du cinéma consiste à le penser alors que le penser c’est en faire. Cette donnée essentielle pour appréhender ses films est formulée dans le supplément Filmer aujourd’hui ; par exemple, Comolli fait de chaque spectateur – dans le cadre classique de la projection en salle – un cinéaste en puissance, intégré dans un processus participatif, où le passage à l’acte se trouve simplement différé, en devenir. Même s’il a réalisé quelques fictions, les passages à l’acte de Jean-Louis Comolli s’imprègnent surtout d’un geste dit « documentaire » – guillemets qu’il invoque lui-même en prononçant le terme. Son cinéma ne se cache pourtant pas derrière son petit doigt (ou des guillemets) : l’écriture et les interventions du montage (y compris la matière sonore, particulièrement riche dans son articulation avec l’image) s’avèrent très présentes à l’écran, la mise en scène est revendiquée par des mouvements de caméra réglés avec précision, parfois complexes (notamment dans Le Concerto de Mozart). Cette sorte de profession de foi s’immisce jusque dans les génériques, où il est crédité à la « mise en scène », non à la « réalisation ». Il s’agit bien d’un réel cinématographié et non d’un cinéma écrit par le réel, ou faisant semblant de l’être, ceci constituant les conditions d’une forme de transparence tournant le dos à la duperie d’une réalité (pré)fabriquée.
De nombreux écrits de Jean-Louis Comolli portent sur la dimension éthique de la relation filmeur-filmé. Le film s’avère un espace partagé, il se fait avec et non sur ; si le filmé est bien mis en scène, il dispose toujours d’un espace pour se mettre en scène, corporellement et verbalement, des éléments particulièrement prégnants dans Naissance d’un hôpital et La Vraie Vie (dans les bureaux). Ce dernier – indéniablement le plus beau film du coffret –, s’attache à des employés situés au bas de la hiérarchie de la Caisse Régionale d’Assurance Maladie d’Île-de-France.
Dans le cadre d’une alternance entre observation du lieu de travail et entretiens, ce qui s’apparente à un nouveau prolétariat – celui du tertiaire – n’est jamais assujetti, mais véritablement acteur de sa parole et de son corps, ce qui permet de filmer l’aliénation professionnelle tout en imaginant un dispositif rendant possible une liberté de mouvement et de verbe. Autre donnée essentielle : le temps. La Vraie Vie est un film violent et subversif mené avec douceur, tranquillité et lenteur, ce cadre permet notamment à une employée de se trouver – elle est la première surprise – une vocation de clown enfouie au plus profond d’elle : moment de grâce où l’on assiste à l’émancipation d’une pensée captive.
D’une manière générale, le geste de Jean-Louis Comolli s’attache à donner une forme cinématographique à des processus abstraits et mentaux. À la manière d’une expérience, chaque film tente de rendre possible les conditions de l’émergence de ceux-ci. Ces essais aboutissent plus ou moins, L’Affaire Sofri s’enlise dans une écriture cinématographique assez mécanique, beaucoup moins riche que par ailleurs. Ce film fait partie des deux transpositions filmiques d’écrits du coffret, il émane du livre de Carlo Ginzburg Le Juge et l’Historien (portant sur une sombre affaire politico-judiciaire italienne) ; quant à Naissance d’un hôpital, il s’agit d’une adaptation de l’ouvrage éponyme de Pierre Riboulet, un journal de son labeur intense durant les quelques mois où il répond à l’appel d’offre pour l’hôpital Robert Debré. L’architecte rejoue les étapes de son cheminement, Jean-Louis Comolli met en scène – avec le principal intéressé à l’écran, qui est remis et se remet en scène – le mouvement de la pensée et du processus créatif, en offrant une large part aux impasses, doutes et même échecs, qui s’avèrent in fine les moteurs de la concrétisation du projet, et du film lui-même.
Le Concerto de Mozart s’apparente largement à Naissance d’un hôpital, on y suit un autre processus créatif : les répétitions de la pièce du compositeur autrichien autour du clarinettiste Michel Portal – que l’on associe davantage au jazz, l’autre grande passion de Comolli (la bande musicale des films s’en ressent fortement et le cinéaste a aussi publié des ouvrages sur le jazz). L’ensemble musical devient une société miniature où il est question d’écoute mutuelle, de cohabitation, de recherche d’une harmonie. Michel Portal répond à une flûtiste qui confie son malaise face à l’absence d’une direction d’orchestre par ces mots : « essayons d’être des chefs nous-mêmes ». Comme La Vraie Vie (dans les bureaux), Le Concerto de Mozart part du travail et se déplace vers une problématique essentielle de la vie en société : la liberté s’avère un exercice délicat, mais il mérite d’être tenté.