S’il date de 1979, Cochon qui s’en dédit fait parti de ces films qui ne se laissent pas ranger comme une pièce de musée inerte ; au contraire, il agite toujours, éprouve, se déploie, questionne notre présent opaque et nébuleux. Une bonne raison pour une édition DVD, ce que fait Montparnasse avec bonheur.
Il était un Breton appelé Le Tacon qui eut une grosse crise de foi à l’été 1968 : kenavo la soutane, demat la sociologie et le marxisme ! Il était aussi un temps où Jean Rouch dirigeait à Nanterre un doctorat en cinématographie, c’est-à-dire pas « de cinéma », mais en « écriture du mouvement ». On ne sait pas quelle « note » l’étudiant Le Tacon a obtenue, puisque Cochon qui s’en dédit est un travail de thèse. Peu importe, car c’est bien d’excellence qu’il s’agit. Voici quelques-uns des éléments que l’on peut piocher dans un supplément réalisé lors d’un atelier à l’École Européenne Supérieure de L’Image de Poitiers. Le cinéaste et Patrick Leboutte y commentent le film, ce dernier étant notamment replacé et contextualisé au sein du cycle 1967 – 1981 du cinéma militant, dont Cochon qui s’en dédit constitue l’un des derniers grands jalons. Comme toujours, Montparnasse soigne l’édition et fournit de quoi nourrir et prolonger la lecture du film. Par exemple avec ce portrait touchant du principal protagoniste vingt ans après, un homme accompli devenu travailleur social, qui cultive son jardin en plein air, ayant pris le parti de soustraire du temps au travail après son expérience d’aliénation porcine.
Bretonneries pour Kodachrome (1974) figure également parmi les bonus et se révèle un pamphlet d’une justesse et d’une efficacité stupéfiantes. Les captations de manifestations villageoises avec binious et coiffes bretonnes sont assorties d’un commentaire entre publicité et soirée diapos. D’une méchante drôlerie, il nous entraîne vers une réflexion du rapport entre regardés/filmés et regardants/filmeurs, ces derniers étant une sorte de peuple de l’appareil photo et de la caméra super‑8. Ce film dresse un constat implacable, d’une acuité sidérante. Cette Bretagne rurale est rendue comme un zoo humain, folklorisé par des regards avides de pittoresque. On note l’évidente influence de l’appareil critique de Guy Debord, notamment dans cette incapacité à éprouver la réalité, d’en faire l’expérience autrement que par le couple commercialisation / médiatisation, ici celle de l’image argentique fixe ou en mouvement donnant l’impression de faire l’expérience du réel. Bretonneries pour Kodachrome demeure aujourd’hui d’une grande pertinence pour croquer la civilisation du numérique, où l’expérience du monde se fait toujours moins directe et plus médiatisée, par le biais des écrans, tactiles ou non, mais toujours plus lisses.
Le gros morceau de cette édition DVD est évidemment Cochon qui s’en dédit. On y suit Maxime, un jeune éleveur de porcs hors-sol, c’est-à-dire selon les plus « purs » préceptes industriels censés libérer l’agriculteur comme Moulinex la femme. On se trouve face à une œuvre dantesque, dans laquelle chaque jour s’apparente à une descente dans un nouveau cercle, toujours plus proche des flammes de l’enfer. Après quelques plans inauguraux, un long travelling avant suit la distribution de farine alimentaire au bétail dans un chaos sonore indescriptible, la durée fait éprouver l’idée d’une trajectoire sans issue. Pourtant, on se prend à y croire ; une fois la tâche effectuée, on passe par une petite porte pour, pense-t-on, prendre l’air. Un silence relatif s’établit et l’horizon se dégage, mais un panoramique vers la gauche aimante le regard vers une fosse à purin adjacente et atrocement béante. En affinant le présupposé dantesque, on fait presque naturellement le lien avec Salò ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini ; comme ce dernier, Cochon qui s’en dédit est constitué de cycles. On peut en identifier quatre assez clairement : de la sexualité-reproduction, du sang, de la merde et de la putréfaction. N’y allant pas avec le dos de la cuillère, Jean-Louis Le Tacon orchestre des moments horrifiques, à la mesure de la violence subie par le protagoniste.
Point d’issue, la condition de Maxime vaut captivité, aussi bien dans son enveloppe charnelle que son esprit : un aliéné qui pense, sent, vit, dort et rêve cochon. Chaque action ou question liée à son bétail est aussi la sienne : la peur de la castration, la sexualité, l’enfermement, la mort… Au détour d’une phrase, un mot terrible – « concentrationnaire » – vient s’accoler à celui d’élevage. Toute la valeur du film se situe dans un geste cinématographique sous le signe de la solidarité et de l’accompagnement. Selon les préceptes du documentaire militant, il ne s’agit pas d’un métrage sur un éleveur, mais avec lui. L’originalité réside ici dans le fait qu’on ne suit pas une lutte collective, mais un combat individuel, dans lequel résonnent néanmoins beaucoup d’autres : conserver sa dignité, se libérer, s’émanciper de l’état d’aliénation où le travail et le capitalisme placent les êtres. Pour Jean-Louis Le Tacon, cela consiste à faire corps avec Maxime, qui lui-même fait corps avec la porcherie. Cette compacité du bloc porcherie-sujet-filmeur saute aux yeux lors de ce fameux travelling déjà mentionné. Et lorsque le tournage imposait quelque retard aux travaux agricoles, le cinéaste mettait la main à l’ouvrage. Cette forme de compagnonnage procède également de la durée, puisque les 37 minutes de Cochon qui s’en dédit résultent d’un « terrain » de trois ans.
Au-delà, le film se pave d’une fonction d’accompagnement vers une catharsis. Notamment en intégrant des vues oniriques, mises en image de rêves et surtout cauchemars récurrents bercés par une musique synthétique anxiogène et planante signée Urban Sax. Deux exemples : Maxime nu enlacé avec une truie dans un lit ou lançant des porcelets chez le voisin tandis que les animaux morts lui reviennent fatalement. Cet accompagnement provient également du droit du sujet à l’intérieur du film. Maxime pouvait proposer des scènes ou en refuser, mais surtout – Jean-Louis Le Tacon travaillant au magnétophone – sa parole se pose parfois, a posteriori, comme commentaire sur l’image, c’est-à-dire un regard et un retour sur lui-même lors du visionnage des épreuves. Ce travail cinématographique patient, par couches, inscrit dans la durée, ce droit du filmé sur les images rapprochent Cochon qui s’en dédit d’un autre chef d’œuvre du cinéma militant, daté lui aussi de 1979 : Von wegen Schicksal (Si c’est ça le destin !) de Helga Reidemeister ouvrant la voie à la possible émancipation d’une femme aux prises avec un mari qu’elle considère, selon ses mots, comme un « cochon de fasciste !»