Dernier film de son réalisateur, Salò n’est aucunement une somme ou une synthèse. La mort prématurée de Pasolini, assassiné dans des circonstances toujours obscures, confère à cet essai inédit dans l’œuvre du cinéaste une aura tant sulfureuse qu’énigmatique. Il serait vain de trancher dans la querelle qui consiste à déterminer si ce film est un « authentique chef d’œuvre » selon l’expression consacrée. Chacun s’accordera à lui reconnaître la qualité énervante, voire enivrante, de la provocation : on sera choqué, dégoûté, des images et des implications de cette œuvre. Mais on aura beau jeu de déceler dans les multiples articles et analyses parus depuis 1976 les arguments qui nous convaincraient de la « réussite » ou de l’ « échec » du cinéaste. Si nous abusons des guillemets, c’est pour avancer notre premier argument : Salò échappe au jugement de goût par la transcendance méta-cinématographique qu’il incarne. Son propos et ses conséquences dépassent le cadre de l’écran, pour nous plonger en nous-mêmes jusque dans ces tréfonds atroces où nos névroses et nos désirs secrets se tapissent, comme cette peste que Freud pensait avoir apportée en ce monde lorsqu’il théorisa l’inconscient.
Le double mensonge du contexte historique et littéraire
Nous sommes dans les derniers temps du fascisme italien, de 1943 à 1945. Le rêve populiste de Mussolini consume ses derniers feux dans le délire de la république de Salò, petite ville lombarde où les petits chefs affolés joueront une ultime fois la comédie du totalitarisme, non plus à l’échelle d’un empire colonial, mais à la dimension ridicule d’un huis clos meurtrier. Ce pathétique régime fut connu sous le nom de « République sociale italienne », sorte de divertissement du roi Mussolini qui en manquait, et organisé dans les zones sous contrôle de la Wehrmacht. Pasolini prend comme personnages principaux quatre notables fascistes établissant une typologie sociale exhaustive (politique, justice, finance…). Ces débauchés se réunissent afin de satisfaire leur libido dans le cadre d’une orgie sans limite. Ces messieurs font enlever des jeunes garçons et des jeunes filles, choisis pour leur beauté et leur innocence, puis font amener cette troupe de sérail jusque dans une résidence bourgeoise un rien décatie de Marzabotto (théâtre d’un massacre perpétré par les nazis à la fin de la guerre). Puis tout commence : le règlement, terrible, et les humiliations.
« Le film veut démontrer l’inexistence de l’histoire. » Cette phrase de Pasolini souligne le paradoxe de la référence. Le film fut réalisé au cours des années 1970, qui furent l’occasion pour quelques mouvements néo-fascistes de renaître en Italie. Certes, on serait tenté de trouver une double référence. Mais loin de proposer une quelconque critique de cette période, et encore moins de dénoncer la société de consommation comme on a pu le penser non sans simplisme, Pasolini passe outre l’historicité, en dépit de l’imagier soldatesque, du caractère martial qui se diffuse dans l’œuvre. Son histoire est une histoire de tête, de pensée, de plaisir. C’est une coloration qui vient renforcer le sous-texte ô combien plus profond de ce film sans précédent et sans descendant. Dès que les jeunes gens se retrouvent enfermés dans la villa, une sorte d’intemporalité propre à la détention, à la prison, s’installe, hors du temps, hors même de la notion de fuite du temps.
Mais alors cherchons au sein de la référence littéraire du sous-titre : Les 120 Journées de Sodome. Œuvre hors normes de la littérature, ce pavé incomplet, inachevé, rédigé avec toute la rage et la hargne du Marquis de Sade dans sa prison, ce texte est un de ces cris manuscrits comme il y en eut peu. Souvenons-nous d’Agrippa d’Aubigné et de son poème Les Tragiques : « Va Livre, tu n’es que trop beau / Pour être né dans le tombeau / Duquel mon exil te délivre. » Sade, avec cet humour « hénaurme », sorte de gonflement pantagruélique de la verve rabelaisienne, compose une histoire dont les protagonistes sont quatre libertins, le duc de Blangis, son frère l’évêque de ***, le financier Durcet et le Président Curval. Ces quatre gaillards s’enferment dans un château pour entendre les récits de quatre « historiennes », expertes dans l’art du maquerellage, et assouvir leur désir d’imitation en suppliciant jusque dans l’horreur la plus raffinée et la plus extrême toute une compagnie de tribades, catamites, cuisinières, servantes, jeunes enfants des deux sexes, et même leur propre progéniture qu’ils sacrifieront sur l’autel de leur lubricité.
Barthes l’a écrit, la sexualité de Sade est un jeu littéraire, une sexualité de tête, comme l’histoire l’est pour Pasolini quand il choisit le cadre de l’Italie des années 1940. On rit, on s’effraie, mais on s’extasie intellectuellement devant la perfection stylistique de l’auteur et devant ce hurlement effronté qui proclame la liberté absolue, cette liberté que ne connaissent que ceux qui en sont privés. Les perversions les plus archaïques au sens où la sexualité sadienne est très éloignée des enseignements de la sexologie moderne…), les plus écœurantes parcourent cette œuvre. Les « passions » des libertins constituent quatre catégories appelées « passions de première classe » et ainsi de suite jusqu’à la dernière. La structure du film de Pasolini reprend peu ou prou cette structure, en proposant une double référence littéraire. En effet, le réalisateur découpe son œuvre en trois parties appelées « cercles » respectivement « des passions », « de la merde », « du sang ». Cette conception circulaire descendante est une allusion explicite à l’Enfer de Dante. Déjà dans l’œuvre du poète médiéval on trouvait cette union de l’excrément et de la passion, comme dans l’épisode de Thaïs, ou encore cette inventivité dans les supplices, présente dans les tableaux de Bosch, pour prendre un autre exemple. Le Styx de Dante n’était-il pas également composé de « merde » ?
Mais cette littérarité est-elle vraiment prégnante ? Peut-on parler d’adaptation ? En aucune façon ; et on sait grâce à Michel Foucault que le cinéma est dans l’incapacité de rendre justice à Sade : il s’agit plus d’une citation extensive que d’une tentative d’illustration. Buñuel, dans L’Âge d’Or, avait inclus une séquence où un carton résumait l’argument du livre de Sade. À l’écran, Jésus paraissait, consacrant ainsi l’union du blasphème cher au Marquis et la référence à l’œuvre interdite. Cette courte pantalonnade était proche finalement de l’esprit de dérision sadien. À l’inverse, les libertins de Pasolini, les victimes, les complices, tout ce monde réduit à la dimension d’un système concentrationnaire, sont anonymes, transparents, sans dimension autre que le rôle sur-théâtralisé qu’on leur fait jouer. Le fascisme, c’est l’ère du cri : dans le film, c’est une évidence, on crie. De douleur, de plaisir, certes, mais on crie surtout pour aboyer des ordres. Le spectateur est agressé, aveuglé par un tournoiement de voix et de gestes qui éliminent la personnalisation extrême, volontiers caricaturale des personnages sadiens. Si l’on voulait reconnaître une seule vertu de la référence, c’est bien dans cette suppression de la couleur des personnalités, dans cette absence absolue d’ego : nous sommes bien dans ce monde après Auschwitz dans lequel certains pensaient qu’on ne pourrait plus jamais écrire de poème. Auschwitz, anus du monde : le dernier cercle infernal de Dante constitue lui aussi la fosse commune, la « fosse des lieux », le point extrême qui troue la terre. Le film de Pasolini est cette inversion : un monde sans Dieu, avec les coupables qui condamnent les innocents.
« Catholique sans église et communiste sans parti » : formule adéquate pour notre commentaire, prononcée par Pasolini. Ce paradoxe de l’implication, de la référence qui ne se réfère qu’au vide inhérent au lieu commun de cette référence. Les allusions historiques et littéraires s’inscrivent donc en creux dans ce film, ouvert comme une plaie sur des abysses pervers.
Un film anti-pornographique
Il est temps d’entrer dans la matière du film : dans ces images en plan fixe, dans cette maison aux murs délavés, aux tapisseries surannées, au mobilier parcellaire, voire inexistant, au calme rompu par quelques accords de piano avant que la pianiste n’aille se fracasser le crâne en se suicidant, trouve-t-on le contexte propice à cette banalité sordide typique de la pornographie ? Question rhétorique qui appelle la négation, comme Pasolini provoque cette négation du genre. Aux antipodes de la Trilogie de la vie (Les Contes de Canterbury, Le Décaméron, Les Mille et Une Nuits), la sexualité de Salò est une sexualité morbide, mortifère, morigénant et geignant comme les victimes violées et scarifiées. On pourrait sans doute déceler une influence du cinéma giallo, une sorte de référence cachée au genre gore à la Fulci, au phénomène Cannibal Holocaust, mais l’allusion paraît superficielle, parce que manque sans cesse le déclic surréaliste qui plongerait dans la suspension d’incrédulité caractérisant la fiction, quand bien même elle se pare des atours du documentaire. Le spectateur de Salò est plongé dans une paranoïa de tous les instants : les images sont faites pour qu’il se détourne, qu’il fasse jouer sa non-suspension d’incrédulité tout en provoquant une bien réelle agonie ou aversion. La narration du film de Pasolini est à la fois source de fascination, ce qui la catégorise comme œuvre « romanesque », « fictionnelle », mais aussi source de détournement par le questionnement constant du spectateur sur la fonction de ce qu’il regarde : provocation dans le style du film Caligula ? Réflexion pervertie sur la représentation du sexe ? Jeu en costumes d’époque sur les rapports qu’entretient la volonté de puissance politique avec l’impuissance sexuelle ? Tout le contraire de l’immersion que provoquerait la pornographie « simple ». Le film de Pasolini, peu avare en plans typiques du cinéma X (du moins d’une certaine génération de films X) véhicule cependant l’antithèse du but avoué de cette industrie et de ce genre « parallèles ». Le jeu de la jouissance est une fin de partie : c’est du sexe « à la Beckett », du sexe « phatique » comme les dialogues des pièces de Beckett, sans autre but que meubler un monde désenchanté, au sens littéral.
Qu’est-ce que la pornographie ? C’est étymologiquement « l’image de la prostituée », ce sont les fresques aguicheuses des lupanars de Pompéi devant lesquelles les bourgeois flaubertiens venaient se rincer l’œil tout en feignant l’éducation (peu sentimentale) de leur esprit grivois. Ici, point d’excitation. Arrêtons-nous un instant : il va sans dire que la normalité sexuelle est un leurre et qu’il se trouverait sans aucun doute des personnes dont les sens ne s’exciteraient qu’en présence des pratiques visibles dans le film. Mais nous insistons non point tant sur ce qu’Umberto Eco appelle l’intentio lectoris, l’intention du lecteur, libre de nos analyses, que sur l’intentio auctoris, l’intention de l’auteur, véhicule d’une idéologisation d’une sexualité symbole de mort, sans appel à l’excitation, sans autre appel que celui de la disparition, de la négation du plaisir, de la suppression du jeu, de l’absence de l’échange. Il suffit de voir la part de vide que la caméra révèle dans les scènes. Prenons comme exemple l’énoncé du règlement. Mise en scène spectrale, à la fois ridicule (le costume invraisemblable d’un des protagonistes, sorte de pharaon de pacotille, le déguisement grossièrement féminin d’un autre…) et crue (les corps des futures victimes agglutinés dans un coin). La voix qui éructe, l’écho dans la pièce vide, nue comme les corps offerts, la dissymétrie du cadrage laissant plus de place au non-plein qu’au plein, les couleurs pastels, délavées, à l’exception du costume de veuve ou du costume « de lumière », taches de sang et de nuit : tous ces éléments définissent un ordre de la luxure, une organisation paramilitaire du coït forcé à venir. L’objectivation se perpétue tout au long du film jusqu’à la scène du souper. Incroyable moment, celui que l’on cite toujours lorsqu’on évoque Salò, où les excréments se mêlent aux mets et où les corps nus des serveurs sont montrés de dos : c’est une Cène invertie, pervertie, jusque dans la disposition des tables qui évoquent vaguement le modèle de Vinci. On est loin des jeux de mots sadiens, de cette verve homérique que l’auteur du XVIIIe siècle déversait dans ses pages. Qu’on ne s’adonnât point aux pratiques de Sade, soit, mais qu’on résistât au rire, ou à une sorte de plaisir voyeur de l’excès, dans le cadre d’une incrédulité tant provoquée que nécessaire pour échapper à la folie, c’est impossible : le style de Sade n’est pas justement la base sur laquelle Pasolini a défini le sien. Pas de sophistication, pas d’adoucissement ô combien hypocrite, par l’usage de scènes plus « classiquement » pornographiques propres à émoustiller le commun des mortels. Pasolini présente une réalité atroce, désexualisée, un monde dans lequel Thanatos a depuis longtemps divorcé d’Eros, pour garder le monopole des tortures. Dans Salò, il est question de sexes montrés comme on montrait ceux des esclaves, de pénétrations forcées sans entrain, d’excrétions contre-nature. Les libertins eux-mêmes semblent fatigués, paresseux, vaguement amusés de leurs ordres soutenus par des soldats mécaniques, des soldats de plomb. Dans cette œuvre tombale, Pasolini donne à voir le cadavre du plaisir charnel.
La métaphysique de la chute et du silence
La chute : c’est le symbole du film. La désespérance de ceux qui ont le pouvoir suprême et qui ne peuvent plus le maintenir que dans la mascarade d’une dictature de pavillon de banlieue (ou de bunker : Olivier Hirschbiegel dans son film Der Untergang n’a pas montré toutes les scènes qui ont eu lieu dans l’entourage du Führer avant la fin…). Ce détachement évoque une sorte d’ascèse inversée, comme si les sens s’éteignaient dans l’excès de leur sollicitation, par une désensibilisation communicative et contagieuse de l’acteur au spectateur. Toute ascèse amène à la spiritualité, dit-on ; et oui, la religion imprègne de façon insidieuse tout le film. Nous avons déjà suggéré des liens, et ceux-ci sont assumés par l’auteur dans sa monstration d’un monde sans espoir : « Mon dieu, mon dieu, pourquoi nous as-tu abandonnés ?», s’époumone une des jeunes femmes noyée dans un tonneau d’excréments. Les carabinieri jouent aux cartes ce qui fait penser aux soldats qui se partagèrent les guenilles de Jésus… De toute évidence, la crucifixion est présente, tant physiquement que spirituellement, mais dans une spiritualité vidée de son sens, comme si le supplice n’était plus qu’un rouage de plus dans la machine dictatoriale mise en place par les libertins et finissant par tourner à vide, telle cette danse finale, si inappropriée et si juste dans sa « perpétuation du supplice », comme eût dit Lautréamont… La pianiste qui se tue en interrompant sa musique, c’est un symbole très clair non pas du paradis perdu mais de la chute voulue, de la fuite volontaire d’un enfer retrouvé, celui du rythme inlassable et lancinant des supplices.
Ce vertige de la chute, c’est aussi celui du silence et de l’éloignement progressif. Lorsque le spectateur est confronté au « cercle du sang », dans ce film si froid, il observe par les jumelles des protagonistes les supplices qui ont lieu au loin, sans que l’on puisse entendre les hurlements. Le son présent dans le film disparaît. Ce son s’est éteint avec le suicide de la pianiste, il s’éteint lorsqu’une des victimes a la langue arrachée. Les libertins se taisent, tout absorbés dans la contemplation des meurtres organisés par leurs coreligionnaires. C’est Fenêtre sur cour sans suspense : on connaît l’issue, et les coupables sont bien loin d’éprouver la moindre peur, puisqu’ils sont les dieux de leur microcosme fabriqué. Ils observent la disparition même de l’idée de disparition, car une fois assassinées, les victimes ne peuvent plus être tourmentées. Sade parlait du fantasme ultime, celui de rendre les bourreaux et les victimes immortelles afin qu’elles endurassent éternellement les supplices (son ultime supplice dans Les 120 Journées de Sodome ne représente-t-il pas l’enfer ?). Mais Pasolini refuse cette extension fictionnelle, infernale au sens religieux du terme : ses libertins retournent à l’impuissance. Et cette notion de cercle se retrouve dans la danse qui clôt l’œuvre, retour musical et presque sensuel dans une réalité que l’on sait vide et viciée. La société des libertins est toujours présente, mais le fruit de leur rapt, ils l’ont ravi à leurs sens en l’immolant dans l’excès de leur ivresse de pouvoir.
Salò est une œuvre irréductible à une analyse traditionnelle en raison de la multiplicité de ses négations : négation narrative, négation de ses personnages, négation de ses références. Les cercles du film débouchent sur l’illustration d’un retour, celui de la lassitude, de l’abandon des plaisirs. C’est une œuvre émoussée, dont le tranchant vient moins de ses scènes que du message terrifiant de son réalisateur. Ce message, c’est celui d’une noirceur impénétrable, d’un monde à l’envers qui déroule le paradoxe d’une liberté totale et totalitaire dans une dimension carcérale où la seule éternité est celle de l’ennui.
Et lorsque la mort trouva Pasolini, c’est dans des conditions mystérieuses, comme si l’élan absurde de Salò avait trouvé son essor et sa fin dans le départ définitif de son réalisateur. Le point d’orgue de cette messe ni divine ni satanique, c’est la mort, sans possibilité de résurrection.