Pour leur 15e édition, les Rencontres du cinéma documentaire offrent comme toujours un programme dont on ne peut que souligner la densité, la variété et la cohérence. Cette année, il s’agit d’explorer comment le langage et la parole s’inscrivent dans le geste cinématographique. Entre films de répertoires, rencontres, ateliers et hommages (Peter Nestler et Helga Reidemeister), reprises, raretés (dont Fengming, chronique d’une femme chinoise de Wang Bing, non distribué dans les salles françaises) ou avant-premières : le parcours proposé est diablement excitant.
Helga Reidemeister : filmer pour accompagner
La programmation offre un grand écart assez magnifique de Von wegen Schicksal (Si c’est ça le destin) à War & Love in Kabul de Helga Reidemeister : 30 ans, un déplacement de la RFA à Kaboul la capitale afghane, du noir et blanc à la couleur, d’hier à maintenant. L’occasion évidemment de tisser des correspondances quant au geste cinématographique, entre permanences et glissements ou mutations. Domine l’idée transversale que le film ne peut être que rencontre et lien, et que la caméra s’avère un trait d’union entre filmeuse et filmés, l’instrument de l’accompagnement de trajectoires. Von wegen Schicksal (1979) suit Irene Rabowitz dans sa fuite d’une réalité familiale oppressante et aliénante : des enfants tyranniques et un mari porté sur la violence, qu’elle qualifie de « cochon de fasciste ». War & Love in Kabul (2009) témoigne de l’histoire d’amour impossible entre Hossein et Shaima, soumise aux vicissitudes de la guerre (l’un et l’autre n’ont pas connu autre chose depuis leur naissance, comme tout ceux, très nombreux en Afghanistan, qui ont moins de 30 ans) et aux profondes lignes de fractures sociales, ethniques, auxquelles il faut ajouter le poids – c’est peu dire – des traditions religieuses. Un vrai mélodrame inspiré d’un conte oriental, rehaussé par la stupéfiante beauté des protagonistes.
Cependant, si le parcours d’Irene Rabowitz ouvre sur une libération – elle se possède à nouveau –, War & Love in Kabul forme une boucle. On retrouve Hossein et Shaima dans le plan final, unis puis désunis par le cadre, comme ils ont été découverts au début du métrage : elle au chevet de son prince alité du fait de ses mutilations de combattants. Dans l’un et l’autre, si le point de vue masculin est présent – surtout dans War & Love in Kabul par le biais de Hossein, mais aussi dans Von wegen Schicksal – Helga Reidemeister filme d’un point de vue féminin, c’est une évidence ; du sien et de celles qu’elle filme. Elle enregistre la révolte et la violence, en bruit et fureur concernant Irene, sourde et rentrée chez Shaima, mais aussi d’autres femmes, dont sa plus jeune sœur. Dans une séquence sidérante où le père-tyran décrit tranquillement ce qui s’apparente ni plus ni moins à une prise d’otage d’une gente féminine dont il dispose, à l’arrière-plan, cette dernière n’y tient plus, pas plus qu’un voile qui joue au funambule. Dans ces deux films, l’acte cinématographique offre le terrain d’une possible catharsis, effective dans Von wegen Schicksal, impossible dans War & Love in Kabul, tant l’ordre social apparaît comme désespérément verrouillé. Même si la cinéaste parvient à y susciter la parole, celle-ci reste marquée par un terrible fatalisme.
Il ne faut pas s’y tromper concernant la tonalité différente des deux métrages, si War & Love in Kabul semble presque parcouru par une douceur, il contient sans doute plus de violence – implicite – que Von wegen Schicksal. Cet écart tient aussi dans le geste cinématographique, le degré d’immersion diffère largement entre les deux films. À Kaboul, la caméra est une étrangère invitée (avec hospitalité), on le ressent par le tact infini dont fait preuve Helga Reidemeister, variant sans cesse dans sa position – d’observatrice à intervieweuse – et sa distance vis à vis des corps. Il s’agit de ne pas ajouter de la violence à la violence, physique (les mutilations d’Hossein) ou morale (la chape de plomb pesant sur les protagonistes). Il s’agit aussi pour la cinéaste, sans complaisance et sans rien masquer d’une réalité extrêmement douloureuse, d’inscrire ces protagonistes dans la vie, la dignité et la beauté. Elle y parvient avec un équilibre véritablement admirable.
Dans Von wegen Schicksal, Helga Reidemeister et sa caméra sont véritablement actrices de la cellule familiale en décomposition, et non seulement témoins. Ceci est lié au fait que la cinéaste a rencontré Irene plusieurs années auparavant alors qu’elle travaillait comme assistante sociale. L’acte cinématographique s’avère donc le prolongement d’un accompagnement en amont, sous une autre forme, en l’occurrence filmique. Le dispositif est très instable, parfois inscrit dans un style que l’on définirait comme un cinéma direct de l’intime – où le filmé n’ignore pas le fait de l’être –, il mue régulièrement en direction d’une forte dimension réflexive. Ces moments de distanciation passent notamment par des séquences où les protagonistes (Irene ou les enfants) sont filmés en train de visionner les rushes, il s’agit d’un miroir filmique de la déconstruction des névroses familiales, face auxquelles les membres sont placés. Les images disposent d’une fonction de médiation, et en cela de révélation – au sens chimique de l’opération du développement photographique, sur le mode de l’apparition – d’une réalité. Ce récit intime conserve 30 ans après une puissance redoutable ; cette cellule familiale dysfonctionnelle s’avère aussi une redoutable caisse de résonance d’un pays, et l’on ne peut s’empêcher, en voyant Von wegen Schicksal, de songer à Allemagne mère blafarde. Cet autre chef d’œuvre de la révolte contre l’ordre masculin et moral fut lui aussi réalisé en 1979, par Helma Sanders-Brahms, de trois ans la cadette de Helga Reidemeister.
Un invité : Peter Nestler
C’est un documentariste peu connu en France et pourtant admiré par Jean-Marie Straub qui est à l’honneur de cette édition des rencontres du Cinéma Documentaire. L’œuvre de Peter Nestler, cinéaste allemand et suédois d’adoption, se définit par sa simplicité de langage, son souci pédagogique, balisé par la volonté de ne rien déformer et d’admettre que toute vérité garde un secret.
La griffe de Nestler réside dans l’usage du commentaire off. Tenu par sa propre voix la plupart du temps, il formule à la fois des descriptions en lien avec l’image, des anecdotes du hors-champ (vestiges des repérages), ou la traduction des dialogues des témoins. Un dispositif peu commun, qui surprend tant le doublage est aujourd’hui associé aux reportages des chaînes d’information. Mais ici c’est surtout une façon de narrer le réel, le point de vue du cinéaste étant constitué principalement par sa voix, elle marque son écriture, ses choix de montage. Un montage qui met souvent bout à bout des images et des sons directs coupés cut, comme le résultat d’un pré-montage, un ours mal dégrossi. Ceci donne l’impression que c’est la voix-off qui va pêcher les images et non le discours qui se brode sur elles.
Die Nordkalotte, réalisé en 1991, fait l’effet d’un film dense, bavard, puisqu’il tend à parcourir un territoire (la grande calotte), sous le jour des histoires personnelles et collectives qui la traversent. Soudain, dans le flot d’informations, une activité manuelle (la fabrication d’une gourde) vient offrir un temps de respiration au documentaire. Un moment précieux qui redonne à l’image la part belle : délestée de paroles, elle raconte elle aussi.
Tod und Teufel trouble davantage : bâti sur un montage d’authentiques photographies noir et blanc, le documentaire est la biographie de Von Rosen, explorateur suédois du début du 20ème siècle. Deux voix-off servent le récit de la vie de cet homme tout puissant. À celle de Nestler, narrateur froid, mais au travers duquel se dessine peu à peu une position, s’oppose celle prononcée à la première personne du singulier, qui actualise l’état d’esprit de Von Rosen à certains moments de l’histoire. Avec un rythme soutenu, le documentaire marque l’impact d’un seul homme sur l’Histoire de notre monde : de la colonisation au nazisme en passant par le massacre des animaux à fourrures.
Un parcours à travers le langage et la parole
Parmi les 21 films projetés – sans compter ceux de Peter Nestler et Helga Reidemeister –, il existe beaucoup de trajectoires potentielles. On peut suivre par exemple celle de Chris Marker par le biais de L’Ambassade (1973), Détour Ceausescu (1990) et Casque bleu (1995). Assurément un beau chemin, mais il y en a tant d’autres. En voici un.
Comme les deux œuvres de Helga Reidemeister, de nombreux films présentés ont cette dimension de réceptacle d’une parole prenant la forme d’un destin commun. De l’individuel et local à l’universel, ce sont des échelles et des épaisseurs très différentes que peuvent contenir certaines œuvres. C’est notamment le cas de Fengming, chronique d’une femme chinoise (2009) de Wang Bing, une voix et un corps à l’écran dans lesquels résonnent de nombreux autres. Depuis À l’ouest des rails (2003), le cinéaste chinois érige une impressionnante fresque de la Chine, qu’il vient de perpétuer en présentant The Ditch (2010) à la Mostra de Venise. Géographiquement et thématiquement lointains, forts dissemblables dans leur geste de cinéaste, une possible association se tisse pourtant entre Wang Bing et Claude Lanzmann, dont Sobibor (2001) figure au programme. En commun, on peut évoquer la dimension très physique, un fort engagement corporel dans le temps (au tournage, et non pour la seule durée de leurs films) ; mais au-delà, leur fonction de cinéaste semble guidée par la constitution de monuments de mémoires, une lutte contre l’ensevelissement sous l’oubli qui guette. La dimension collective des films de Claude Lanzmann et Wang Bing ne fait aucun doute, il s’agit d’enregistrer une parole-mémoire inscrite dans l’histoire, pour laquelle les deux réalisateurs ont fondé un langage cinématographique éminemment personnel et singulier. Le corps-caméra de Wang Bing d’une part, et un filmage du passé au présent – avec le refus absolu de l’image d’archive – chez Lanzmann, celui des êtres comme des lieux.
D’autres films s’inscrivent davantage dans l’intime et une dimension moins monumentale ; on s’étonnera néanmoins de la caisse de résonance qu’ils peuvent constituer. C’est le cas de la petite entreprise où se tient Entre nos mains (2010) de Mariana Otero (dont on reparlera bientôt et plus longuement dans Critikat). Les gros plans de la scène d’ouverture révèlent le travail dont le seul bruit est celui des machines. La caméra enregistre une reprise de parole, où des voix humaines émergent par-dessus la musique entêtante des mécanismes. La grande question qui agite ce microcosme est celle d’investir ou pas, pour devenir actionnaire majoritaire de Starissima, et fonder ainsi une coopérative autogérée de production de sous-vêtements féminins, ceci afin d’éviter la faillite ou une reprise toujours incertaine. L’entreprise mue alors en une agora : un espace de dialogue, débat, argumentation. Entre possession de son outil de travail et de soi-même, notamment en tant que femme, Mariana Otero explore ces questions avec une aisance presque désarmante. Dans un tout autre contexte, celui du portrait d’un groupe de gamins hongrois touché par la mort d’un des leurs, il s’agit aussi de provoquer la ré-émergence du verbe. On songe, par la fonction d’accompagnement du film, à une influence probable de Helga Reidemeister. Noëlle Pujol et Andreas Bolm explorent dans Alle Kinder bis auf eines (Tous les enfants sauf un, 2008) les moyens d’évocation disparates de cet événement (dessins, jeux d’enfants, parole), à un âge – une dizaine d’années – où l’on est forcément mal armé conceptuellement pour y faire face. L’approche cinématographique est admirable, on retient particulièrement cette séquence dans une forêt au bord d’un lac ; la parole surgit, de manière soudaine et captivante. Des mots d’enfants pour dire la mort : à la fois pauvres, durs et fort.
Prise de parole et de possession de soi-même, c’est ce dont il est question dans Je m’appelle Garance (2010) de Jean-Patrick Lebel. Faisons les présentations : Jean-Patrick Lebel est le grand-père de Garance, il veut suivre et enregistrer ce petit être en construction, l’élaboration d’une personnalité et d’un imaginaire. Et il est servi, la gamine improvise des récits fabuleux avec une aisance désarmante, elle peut rester sous l’eau parce qu’elle a des branchies, tout en étant une « guignelle », sorte de mouette croyant que les humains sont des mirages. Les rôles sont distribués : il est le grand père à la caméra qui enregistre la petite fille qui raconte des histoires. Seul petit bémol, la voix (off) – texte par ailleurs d’une haute intelligence, mais ce n’est pas la question – de Jean-Patrick Lebel a tendance à parasiter, ou trop expliciter, le lien qui les unit et la prise qu’il nous offre par ailleurs avec le verbe de Garance. Le métrage capte le glissement de la petite fille vers une prise plus grande avec le monde ; à mesure que les ans défilent, le filmage la met davantage en relation avec son environnement, bientôt des garçons entrent dans le champ alors qu’elle tutoie l’adolescence. L’accès de Jean-Patrick Lebel et de la caméra à cet être en construction devient de moins en moins aisé, son rapport au monde et à l’imaginaire s’intimise, se dérobe, se joue par la médiation du livre ou de la console de jeu. La caméra se détourne parfois, filme par la fenêtre ; le lien n’est pas rompu, il devient autre. Garance prend possession d’elle-même, construit son propre chemin, intérieur et secret.
La parole et le langage servent évidemment à dresser un portrait, comme celui de Siné par Stéphane Mercurio dans Mourir ? Plutôt crever ! (2009) « Il se trouve que je suis sa fille, en fait sa belle-fille. Donc c’est un film intime, de l’intérieur. Je voulais travailler depuis longtemps là-dessus… C’est assez difficile de filmer une figure à la fois artistique et paternelle » nous confiait la réalisatrice lors d’un entretien à propos de la sortie d’À côté, son film précédent. Mais c’est aussi un métrage sur un homme rattrapé par le démon de l’engagement, par les circonstances et non de son fait : « Il s’avère qu’il est advenu ce qui est advenu, et il est redevenu un homme d’action, qui se bat. » Mourir ? Plutôt crever ! a donc été un film bousculé par rapport à ces intentions de départ : le récit d’une vie d’engagement. Le vieil affreux jojo est, selon son propre terme, « déterré » de sa retraite après son licenciement de Charlie Hebdo suite à sa chronique à propos du mariage de Jean Sarkozy avec l’héritière Darty, jugée antisémite par certains. Ainsi la rétrospective d’une vie bien remplie dialogue avec cette irruption du présent, l’affaire surgit et une cellule de combat se forme, comme une sorte de maquis clandestin se mettant en ordre de bataille. Tout en contenant dialogues et situations pimentées par le rentre-dedans du personnage gouailleur, Mourir ? Plutôt crever ! ne s’organise pas en une contre-offensive, il s’avère même un portrait d’une grande tendresse, à la fois joyeux et mélancolique, bercé tranquillement de quelques airs de jazz qu’aime tant le trublion. Stéphane Mercurio est décidément une cinéaste pleine de délicatesse ; cette bonne distance, qu’elle sait chercher et souvent trouver, ressemble beaucoup à de l’élégance.