Et si Time était le remède pour contrecarrer l’académisme aqueux dans lequel le cinéma de Kim Ki-duk se lovait dans L’Arc (seul accident de parcours dans une filmographie exceptionnelle)? La réponse est oui. Avec ce sublime opus où des personnages peinent à raviver un désir mort et veulent changer de visage pour oublier la douleur d’une séparation (et ainsi ne plus ressembler à eux-mêmes), le réalisateur de L’Île négocie un virage impressionnant et oublie ses figures stylistiques coutumières pour se mettre à nu. Une œuvre personnelle. Maladive et dérangeante. Obsessionnelle et fiévreuse.
Oubliez la mauvaise surprise de L’Arc dans lequel Kim Ki-duk semblait fomenter un reader’s digest de son cinéma passé pour tous les béotiens qui l’avaient découvert avec Locataires. Et goûtez aux joies revigorantes de son dernier Time qui malgré une sortie confidentielle en plein été réjouira sans peine ses aficionados de la première heure. Si pour la première fois dans son cinéma, les personnages parlent fort et expriment tout leur mal-être, le cinéaste accomplit des prouesses pour mêler le texte et l’image, le sens et la sensation, l’abstraction et l’émotion. La dialectique, la morale appartiennent à son vocabulaire mais ses films, simples et entêtants, échappent aux écueils didactiques. Dans l’urgence de Time où l’on assiste aux ravages du temps et des fantasmes, deux parcours déchirants se dessinent. Une femme névrosée reproche à son petit ami d’être séduit par d’autres filles de peur de ne plus le séduire; un homme, ayant subi une séparation brutale, essaye de recommencer une relation amoureuse sans succès à cause de son égoïsme et de sa tristesse. Loin de l’édification, l’ambiguïté, comme il se doit, règne en maître et donne aux personnages une rare profondeur psychologique.
À partir d’un argument fantastique (la chirurgie esthétique et ses conséquences), Kim Ki-duk livre une symphonie romantique, faite de situations ressassées et de variations brûlantes sur le sexe et l’amour. Un poème sur les peaux abîmées que l’on réconforte d’une caresse, le baume au cœur. Sur tous les symptômes et toutes les guérisons qui forment la courbe des maladies d’amour. L’énergie du récit, c’est la douceur et la justesse du regard, ici plus désenchanté, plus souffrant qu’avant. Car Kim Ki-duk avance nu, sans masque provocateur, avec ses chagrins personnels et ses doutes sur l’état idyllique. Chaque plan correspond intimement à un état d’âme, à un frisson érotique ou à l’ébauche d’un sentiment diffus. Le film avance au gré de ces volutes obsessionnelles et finit par construire une sorte de labyrinthe proustien où les sens semblent prisonniers de leur première fois. Comme dans la plus improbable des comédies romantiques (un genre dont le cinéaste retourne malicieusement toutes les conventions niaises), personne ne semble fait pour personne. Avec subtilité, l’auteur en grande forme enregistre des moments en creux, indécis, qui en disent long sur la solitude intérieure et la curieuse mécanique du désir. Habilement, il invente un tas de stratagèmes spatiaux et narratifs qui s’enchaînent avec une limpidité exemplaire. Comme dans une sorte de jeu faisant la part belle à l’insolite.
La mise en scène contemplative titille singulièrement la fibre sensible du spectateur. A chaque instant, Kim Ki-duk épure le trait, suggère par un cadrage, effleure le spirituel en ratiboisant l’explicatif et filme ces mystères insondables qui font dérailler le quotidien. Non exempt de dérives surréalistes (les statues aux positions érotiques lascives), de métaphores implacables (la chirurgie esthétique comme moyen de disparaître et de changer d’identité, l’île comme refuge paradisiaque d’amants aux corps impatients loin de la ville et de son théâtre absurde résumé à des unités de lieux précises — le café et l’appartement) et de confessions déchirantes (l’homme qui ne comprend pas pourquoi sa copine a eu recours à la chirurgie esthétique), ce film tout en retenue joue sur les regards. La lenteur. Les silences quand le dialogue n’est plus. Ces silences en suspension qui laissent à l’émotion le temps de poindre et de grandir. Avec une certaine dose de licence poétique, KKD récuse la mièvrerie et livre un mélodrame sensible où chacun pleure sans bruit. On pourrait succomber aux délices du dithyrambe et affirmer que l’enfant terrible du pays du matin calme vient de signer une nouvelle merveille de sensualité. Le plus simple serait de se contenter de dire qu’il a capté cette vérité que l’on cache par pudeur, sur laquelle on peine à mettre des mots. Renvoyant ainsi à notre vécu et aux souvenirs mornes que l’on pensait définitivement enfouis. Ses images, inconsolables et universelles, poursuivent longtemps.