Rayon DVD, l’année 2007 aura été marquée par deux grands événements : après la première saison de la série Twin Peaks de David Lynch au mois de septembre, voici, dans un tout autre registre, la sortie de quatre des plus grands films de Douglas Sirk agrémentés de très nombreux bonus. Extrêmement soignée, cette édition ravira les plus grands fans et fascinera ceux qui ne connaissent pas encore ce cinéaste érudit redécouvert sur le tard et aujourd’hui considéré comme le maître incontesté du mélodrame hollywoodien.
On ne cesse de le répéter mais une nouvelle fois, Carlotta fait un travail absolument remarquable en matière de DVD. La preuve en est avec la sortie de ce coffret consacré à Douglas Sirk et rassemblant quatre de ses plus grands films : Le Secret magnifique (1954), Tout ce que le ciel permet (1955), Le Temps d’aimer et le temps de mourir (1958) et Mirage de la vie (1959). Ce cinéaste réputé dont l’influence est encore considérable parmi nos contemporains (Haynes, Almodóvar, Ozon, Rodriguez sans même parler de Fassbinder qui le vénérait) fut pourtant longtemps considéré (notamment à Hollywood) comme un cinéaste mineur et assez superficiel. Redécouvert tardivement par la profession (dans le cadre de certaines rétrospectives), le cinéma de Douglas Sirk n’avait jusqu’ici fait preuve en France que d’une seule édition DVD, Écrit sur du vent (1956), si l’on excepte l’exécrable version de Scandale à Paris (1946). Les plus motivés pouvaient se rabattre sur des imports Zone 1 de Tout ce que le ciel permet, du Mirage de la vie ou encore des Filles disparaissent, ce dernier ne bénéficiant d’aucune autre édition en France, tout comme Hitler’s Madman (1943), Demain est un autre jour (1955), Les Amants de Salzbourg (remake de 1956 d’un film de John M. Stahl, comme le sont également Le Secret magnifique et Mirage de la vie) ou encore le magnifique La Ronde de l’aube (1957). Autant dire que la démarche de Carlotta était plus que salutaire. Mais au lieu de se contenter d’une édition simple dépourvue de bonus intéressants (comme c’est par exemple le cas avec Écrit sur du vent), l’éditeur ne propose pas moins qu’un double DVD pour chacun des films (par ailleurs proposés à la vente séparément), rassemblant commentaires, analyses, documentaires et surtout, les deux œuvres originales de John M. Stahl, Images de la vie (1934) et Le Secret magnifique (1935).
Cinéma de l’excès
À revoir ces quatre films de Sirk – et surtout en les comparant aux deux originaux de John M. Stahl –, on est frappé par cet excès totalement assumé qui caractérise ce qu’on appelle communément aujourd’hui ces « mélodrames flamboyants ». L’excès se situe d’abord dans le scénario et la typologie des personnages, forcément hors du commun, « bigger than life » pour reprendre le terme utilisé par l’universitaire Jean-Loup Bourget dans l’un des suppléments. À l’instar de la famille de pétroliers qui se déchire dans Écrit sur du vent, les personnages qui peuplent l’univers de Sirk n’ont rien de banal : famille fortunée et médecins mondialement réputés dans Le Secret magnifique, star de théâtre et de cinéma dans Mirage de la vie ou encore soldat allemand revenu du front russe et fille d’un médecin déporté dans Le Temps de vivre et le temps de mourir. Seul Tout ce que le ciel permet ne s’inscrit pas dans cette logique puisqu’il met en scène la relation amoureuse d’une jeune veuve issue de la bourgeoisie provinciale et d’un jardinier.
L’excès se traduit également par une somme de rebondissements qui, s’ils n’étaient pas mis en scène par Sirk ou même l’oublié John M. Stahl, pourraient vite sombrer dans l’outrancier à la limite du ridicule. Le Secret magnifique en est certainement la meilleure représentation : Bob Merrick (Rock Hudson), jeune homme pourri par l’argent et les excès, est sauvé de la noyade au détriment du célèbre docteur Phillips. Il rencontre la veuve de celui-ci (Jane Wyman), tente de la séduire mais provoque un accident qui rend la jeune femme aveugle. Désemparé, culpabilisé mais profondément amoureux, il va tenter de se faire aimer d’elle puis devenir à son tour un célèbre chirurgien dans l’espoir de la sauver. Dans Tout ce que le ciel permet, Cary Scott (Jane Wyman) est une jeune veuve pétrie de solitude depuis que ses grands enfants ont quitté le foyer. Seule dans cette maison familiale trop grande pour elle, elle tombe amoureuse de Ron Kirby (Rock Hudson), le jardinier. À nouveau épanouie, elle doit pourtant surmonter les objections de ses enfants et de la société qui ne voit pas d’un très bon œil cette union entre une femme bourgeoise, mère de deux grands enfants, et un jeune jardinier. Dans Le Temps de vivre et le temps de mourir, l’excès est celui de l’histoire. Revenu du front russe au cours d’une permission, le soldat Ernst Graeber (John Gavin) découvre que sa ville est presque totalement détruite par les bombardements et que ses parents ont disparu. Parmi les ruines, il rencontre Elizabeth, une amie d’enfance et fille du médecin de famille, dont il tombe amoureux. Ensemble, ils se marient, tel un acte de résistance et de survie devant ce monde qui s’écroule tout autour d’eux, avant que le jeune Allemand ne soit renvoyé sur le front où toutes les issues sont envisageables. Enfin, dans Mirage de la vie, deux femmes, Lora Meredith (Lana Turner), l’apprentie comédienne, et Annie Johnson (Juanita Moore), la servante noire, tentent d’élever ensemble leurs filles. La première doit gérer son désir égocentrique d’ascension sociale au risque d’accorder moins d’importance à son rôle de mère tandis que la seconde, entièrement dévouée au bonheur de sa fille, la voit quitter le domicile parce qu’elle souhaite se délivrer du poids de sa couleur de peau.
Mais l’excès chez Douglas Sirk se traduit surtout par le biais de la mise en scène : des couleurs flamboyantes aux décors somptueux, chaque film en Technicolor est une sorte d’écrin délicat où le tragique de l’existence se révèle paradoxalement dans l’éclat des teintes. Si le cinéaste dépeint, non sans une certaine ironie, les travers sociaux symptomatiques d’un American way of life érigé en modèle unique, le réalisme brut ne l’intéresse pas. Biaisé, le regard du cinéaste s’en tient avant tout à une vision totalement subjective de l’existence, où la flamboyance est autant un révélateur du malaise social (Mirage de la vie) qu’un moyen d’occulter l’insupportable en attendant la mort (Le Temps de vivre et le temps de mourir). Si, dans Mirage de la vie, la peau noire de Juanita Moore détonne très clairement de la blondeur lumineuse de Lana Turner au point de rappeler à Sarah Jane qu’elle ne fait définitivement pas partie du clan des favorisés, la saturation de couleurs choisie par Sirk reste aussi un moyen efficace de traduire une certaine forme de résistance à l’oppression et à la mort, comme en témoigne cet arbre fleuri dans Le Temps d’aimer et le temps de mourir ou ce jardin amoureusement entretenu dans Tout ce que le ciel permet. C’est probablement ce parti pris esthétique qui a valu à Sirk l’adoration de cinéastes tels que Fassbinder (Le Secret de Veronika Voss, Tous les autres s’appellent Ali), Todd Haynes (Loin du paradis), Pedro Almodóvar (Femmes au bord de la crise de nerfs, Talons aiguilles) ou encore François Ozon (8 femmes), tous homosexuels et tentés par l’outrance stylistique pour dépeindre les tréfonds moins colorés de l’âme humaine.
Un témoin de son époque
Comme l’explique très finement Todd Haynes dans l’un des bonus, Douglas Sirk s’est emparé du genre le plus bourgeois qui soit, le mélodrame, pour élaborer une réflexion politique. Longtemps pris pour un réalisateur médiocre seulement capable de divertir les foules (comme Howard Hawks et Alfred Hitchcock d’ailleurs), Douglas Sirk était en fait un témoin précieux de son époque. En témoignent les très nombreux miroirs et vitres qui ponctuent ses films, les œuvres de ce cinéaste allemand exilé par rejet du nazisme étaient autant de loupes plus ou moins déformantes braquées sur une société trop arrogante pour ne pas cacher ses antagonismes les plus profonds. De l’individualisme au conservatisme en passant par le racisme, Sirk dresse finalement un état des lieux assez effrayant de l’Amérique d’après-guerre, à peine masqué par l’élégance surréaliste de la mise en scène.
Culte de l’argent et individualisme conduisent finalement Bob Merrick à remettre en question tous ses principes dans Le Secret magnifique. Seule la découverte de l’altruisme permettra sa rédemption. Dans Tout ce que le ciel permet, Cary Scott doit affronter les médisances de la bourgeoisie de province et se voit offrir par ses enfants une télévision, seule manière moralement acceptable pour eux de tromper cette solitude. Probablement le plus représentatif – et le plus critique – d’entre eux, Tout ce que le ciel permet inspirera deux redites : Tous les autres s’appellent Ali de Fassbinder (1975) où une femme vieillissante tente de faire accepter son nouvel amant, un ouvrier turc, à ses enfants et ses amies et se confronte alors à l’intolérance généralisée, et Loin du paradis de Todd Haynes (2002), où une femme bourgeoise (divine Julianne Moore) tombe amoureuse de son jardinier noir puis découvre peu après l’homosexualité de son mari. Formant un triptyque plutôt inédit, ces trois films montrent en quoi la pression sociale peut finalement « dévorer l’âme », quel que soit le milieu – populaire ou bourgeois –, le pays – les États-Unis et l’Allemagne –, les enjeux raciaux et sociaux – les Afro-Américains aux États-Unis, les Turcs en Allemagne.
Le Temps d’aimer et le temps de mourir, son film peut-être le plus personnel, marque quant à lui l’occasion de revenir sur l’un des événements les plus douloureux de la vie du cinéaste, la disparition presque anonyme de son fils de 19 ans sur le front russe en 1944. Magnifique déclaration de vie alors que la mort semble avoir définitivement posé son sceau, Le Temps de vivre et le temps de mourir marque surtout la sublime tentative d’un père de dépasser le traumatisme personnel pour atteindre un espoir de sérénité, peut-être illusoire, du moins cinématographique. L’ennemi n’est jamais montré (mais peut-on réellement parler d’«ennemis » du nazisme ?), seuls les ravages de la guerre sont exposés comme autant d’agressions envers ce qui pourrait être beau (voir la très belle scène où les deux amants refusent d’aller dans la cave et s’exposent depuis leur chambre où ils vivent leur nuit de noce à la violence des bombardements). Fragiles et ténus, les sentiments et les idéaux s’effritent et s’effondrent comme ces carcasses d’immeubles dont on peine à imaginer qu’ils puissent avoir été les témoins d’une période de paix. Œuvre douloureuse et paradoxalement apaisée, Le Temps de vivre et le temps de mourir tient du miracle parce qu’une dizaine d’années après la fin du conflit, Douglas Sirk, Allemand anti-nazi privé d’un fils sacrifié sur le front russe par une mère militante, a pris le recul nécessaire pour dépasser toutes sortes de clivage et nous interroger sur l’atrocité de la guerre, quelle qu’en soit sa justification.
Mirage de la vie, souvent considéré comme une œuvre testamentaire, l’adieu de Douglas Sirk aux studios ou encore comme l’apogée du mélodrame classique, aborde très frontalement la question raciale dans l’Amérique des années 1950. Si on peut bien évidemment louer plus d’audace à l’original de John M. Stahl (sorti en 1934 alors que la situation des Noirs américains était encore pire), force est de reconnaître l’efficacité du propos de Sirk. En premier lieu, les modifications apportées au scénario changent clairement la donne. Si dans l’original, la femme blanche et la femme noire « s’associent » en montant une crêperie, le rapport de classe se matérialisant essentiellement lors de cette très belle scène où chacune d’elles retournent dans ses appartements, l’une à l’étage et l’autre au sous-sol, les enjeux sont bien plus cruels et bien plus teintés d’ironie dans le remake de Douglas Sirk. À l’élégante Claudette Colbert succède la blonde platine Lana Turner dont on imagine bien qu’elle abandonnera les crêpes pour tenter sa chance sur les planches. Le fossé entre elle et son amie Annie, toujours dans l’ombre de son succès, est donc amplifié, même si les premiers pas de l’actrice sur la scène d’un théâtre sont aussi difficiles qu’ironiquement allusifs aux talents de comédienne souvent décriés de Lana Turner. Relative souplesse de la censure oblige, Douglas Sirk laisse l’écrin se fissurer de toutes parts et fait éclater la violence (autant symbolique que réelle) du monde. Sarah Jane, la fille « noire » (interprétée par l’excellente Susan Kohner), est donc broyée par le système. Honteuse de ses origines, elle se fait battre par son petit ami raciste (lors d’une scène d’une rare violence pour l’époque), tombe dans une sorte de déchéance qui peut symboliquement renvoyer à la prostitution, avant d’être submergée de remords (lors de la fameuse scène finale, tant commentée) lorsque sa mère décède prématurément.
Les bonus
Très nombreux, les bonus viennent compléter cette édition prestigieuse. Passons sur l’intervention peu pertinente du médiocre cinéaste Philippe Le Guay pour nous intéresser aux témoignages passionnants de Todd Haynes et de Christophe Honoré. Le réalisateur de Safe et de Loin du Paradis explique avec une concision exemplaire sa double adoration pour le cinéma de Sirk et de Fassbinder tout en dégageant le fort potentiel politique de leurs œuvres. L’auteur de Dans Paris et des Chansons d’amour propose une lecture plutôt inédite et loin de tout consensus de Mirage de la vie en évoquant le vampirisme d’Annie et l’étrange représentation de la famille (« débarrassée » du seul membre noir) dans le plan final. Que l’on partage ou non cette analyse, l’idée est plus qu’intéressante et méritait d’être abordée. Passionnantes également sont les interventions de Jean-Loup Bourget, professeur de cinéma à l’École Normale Supérieure de Paris, qui aborde avec à la fois humilité et érudition les influences (littéraires, cinématographiques, philosophiques, politiques) de Douglas Sirk. Sa grande connaissance du cinéma hollywoodien des années 1950 lui permet également de recontextualiser la starification de Lana Turner (qui se remettait difficilement de l’assassinat de son amant par sa propre fille) et de Rock Hudson (dont l’homosexualité était cachée par les studios et dont la présence virile devait contrebalancer les errements sexuels d’autres stars tels que James Dean et Marlon Brando).
À noter également la présence d’un portrait de Douglas Sirk réalisé par Daniel Schmid en 1984. Document précieux, ce film long de 47mn fait bien évidemment écho à Conversation avec Douglas Sirk de Jon Halliday en retraçant le parcours de ce cinéaste atypique qui n’exprime aucun regret d’avoir quitté Hollywood alors qu’il était au sommet de sa gloire. Le cinéaste François Ozon se distingue par la présence d’un film-mix qui associe Tout ce que le ciel permet et Tous les autres s’appellent Ali et créé une correspondance inédite et étrangement bouleversante entre ces deux chefs-d’œuvre. Originale également est cette tentative (plutôt réussie) de mettre en scène le célèbre texte que Jean-Luc Godard a consacré au film Le Temps de vivre et le temps de mourir dans un numéro des Cahiers du Cinéma de 1959. Enfin, la présence des deux films originaux de John M. Stahl, Images de la vie (1934) et Le Secret magnifique (1935), achève de parfaire cette très belle édition.