Le coffret DVD édité par Agnès b. Productions permet de découvrir les sept premiers films du réalisateur grec Theo Angelopoulos, connu surtout pour ses films L’Éternité et un jour et Le Regard d’Ulysse, primés notamment à Cannes. Dans ses premiers films, l’empreinte du cinéaste se précise, en même temps que son rapport au temps. La patte du maître se délie dans des plans-séquences à l’intérieur desquels une réelle maîtrise du temps prend sa place. Le cinéaste impose sa marque, et forge un regard, non pas affamé et agressif en cherchant dans l’image de quoi se nourrir, mais un regard qui entend respecter la réalité offerte : il tourne autour d’elle, pour mieux la donner à percevoir. Le temps pour un regard lavé et nettoyé. Respirer avec lui, c’est rentrer dans un mode d’appréciation du temps bien différent de ce qui est donné à voir dans d’autres films, axés essentiellement sur la narration. Le coffret d’Agnès b. entend redonner ses lettres de noblesse à un cinéaste qui a marqué la cinéphilie de ses trente dernières années, en lui consacrant cette collection, alors que ses derniers films n’ont pas été très diffusés. Le coffret contient plusieurs entretiens entre Michel Ciment et le réalisateur qui permettent de replacer chaque film du coffret dans le contexte de l’époque.
Des scénarios minimalistes
Malgré la durée des films d’Angelopoulos, chaque synopsis peut tenir en une ligne. Dans La Reconstitution, une femme commet le meurtre de son mari, poussée et aidée par son amant. Dans Jours de 36, un prisonnier prend en otage un député dans sa prison. Dans Le Voyage des comédiens, le film qui le fera remarquer à Cannes en 1975, une troupe de comédiens traverse la Grèce alors déchirée par la guerre. On pourrait encore résumer de manière plus succincte Alexandre le Grand et Athènes : poèmes visuels sur deux thèmes. Le premier sur une figure historique qui passe d’idéal de liberté à tyran, le deuxième sur la Grèce. Son septième film, Voyage à Cythère est l’histoire d’un vieil homme qui rentre en Grèce après trente-deux années d’exil. Cette narration simple s’intéresse surtout à suivre des personnages dans une durée qui serait « réelle ». Les coupes entre les plans sont rares, notamment dès le film Alexandre le Grand. Ses personnages colportent toujours une histoire qui s’inscrit nécessairement dans la durée, comme si chaque personnage devait être envisagé dans ses pleins et ses vides. Les éclats de vie de personnage (ou même d’action) sont mis en relief par le temps qui leur est laissé pour s’installer dans le cadre du plan.
Le cinéma réfléchi
Angelopoulos a passé beaucoup de temps sur les bancs de l’école. Après des études de droit, il arrive en France et rentre à la Fémis (ex-IDHEC), avant d’être renvoyé par un de ses professeurs (ce qu’il explique dans l’entretien). De son propre aveu, il apprend beaucoup plus à la Cinémathèque de Langlois. La trace de cette cinéphilie semble toujours imprégner ses plans. Le début de Voyage à Cythère en donne un bel exemple. Au tout début, un enfant regarde par la fenêtre. Ensuite, un homme ouvre une grande fenêtre qui reflète la ville d’Athènes, laissant apercevoir son corps d’homme allongé sur un lit. Les films d’Angelopoulos semblent se situer dans cet interstice, entre un enfant qui regarde de son œil innocent, et une personne adulte avec toutes ses références, qui « réfléchit », aux deux sens du terme le monde. Le cinéma du grec se trouve dans le creux de cette « innocence cultivée ». Ses plans se décomposent ainsi dans différents cadres, qu’ils soient scènes de théâtre, vitres, fenêtres ou portes.
Millefeuille de temps
« Je n’ai rien oublié, tous les souvenirs sont là », peut-on entendre dans Athènes. Être, c’est être soi avec ses souvenirs, comme s’ils ne faisaient qu’un. Passé et présent sont dans un temps unique qui trouve son incarnation chez les personnages d’Angelopoulos. Je suis moi, tout en étant ce que j’ai été. Le cinéaste met ainsi en scène la multicomposition de la personnalité. À comprendre aussi, mais surtout à ressentir, comme le serait un temps irrigué d’une multitude de strates, non plus découpé, mais inscrit sur la lenteur. « Je pourris » peut ainsi dire un de ses personnages dans Voyage à Cythère. Cette multicomposition des personnages trouve un écho dans la manière de filmer, et semble engendrer sa marque de fabrique : le plan-séquence.
L’amour et la violence
À la fin de La Reconstitution, dans la séquence dont le réalisateur se dit le plus fier, on peut entendre les paroles suivantes : « Je t’ai embrassé, et je n’en suis point guéri. » L’amour est apparenté à une maladie qui a poussé ce couple au meurtre. Dans ce film, l’orgasme se produit dans la pénombre du noir et blanc. Il est sauvage, caché, sensuel, animal. Presque inhumain. Revenir à la primitivité du sens semble définir les scènes de sexe de Théo Angelopoulos. Une des séquences les plus fortes de son cinéma est certainement la séquence de fin des Chasseurs : une femme commence à danser dans une soirée mondaine, pensant que son mari est revenu. Elle se prend dans les bras, et commence à simuler un orgasme. Un corps vide, cherchant une présence, dansant avec le fantôme de celui qui n’est plus/pas là. Le plan séquence retranscrit la force et tourbillonne avec elle, suit son ivresse feinte. La ronde se termine en orgasme, le plan séquence capturant chaque respiration que l’absence du mari ne peut donner et permet d’impulser de la vie dans ce qui ne peut être qu’une danse funèbre.
Contemporanéité du mythe
L’aspect hyper-référencé des films du cinéaste peut effrayer. Il faut pouvoir rentrer dans l’œuvre sans a priori, s’y laisser porter comme dans un couloir de temps qui partirait du passé de la Grèce et se projetterait dans le contemporain, distendu dans un temps hybride, neuf et original. Une des hypothèses qu’on pourrait avancer est que lorsqu’on fait face à une prégnance culturelle importante, il devient difficile de trouver une véritable voix, car elle a été de nombreuses fois empruntée et exprimée. Angelopoulos a conscience du poids de la culture grecque qui l’a précédée, mais il la dépasse en intégrant cette force latente aux thèmes qui font son cinéma. La répression dépeinte dans Jours de 36 est une manière de parler de la situation de la Grèce en 1972 et de la dictature des Colonels qui opprime alors le pays. Il s’agit de parler du maintenant par le biais de l’ancien, comme il le fait également de manière récurrente avec des références antiques.
Retour au monde
« Souvent je découvre avec horreur et soulagement que je ne crois plus en rien. Alors je reviens à mon corps. C’est la seule chose qui me rappelle que je suis vivante », dit une des femmes dans Voyage à Cythère. Le plan séquence appelle à un nouveau regard sur le monde, il appelle à voir les choses qui sont montrées dans une nouvelle temporalité : le regard a le temps de se poser, d’apercevoir les choses et d’y songer. Le temps rencontre l’espace en quelque sorte. La lenteur du cadre et du plan engendre une nouvelle perception de l’espace : il n’est plus cloîtré dans son utilité narrative, mais au contraire dans ce qu’il a de non nécessaire au déroulement du film. Il s’agit presque d’un regard qui se donnerait à regarder, comme pourrait l’être le mythe presque impossible du regard regardé. L’ensemble de son œuvre témoigne de cette volonté : trouver une respiration humaine, qui ne soit pas celle du souffle coupé d’une narration haletante, mais au contraire celle de la place laissée au regard de s’intégrer, de voir, de sentir, ce qui pourrait être comme une vie en-dehors de soi qui semblerait naturel, et pleine de sens. Comme il le dit plus bas dans son entretien, ce serait des plans conçus comme des « cellules vivantes », avec leur inspiration, et leur expiration.