À l’occasion de la sortie du coffret de ses sept premiers films en janvier 2011, Theo Angelopoulos – qui vient de décéder – devait venir en France. Il dut malheureusement annuler son voyage à la dernière minute. C’est donc par mail que ces questions sur son cinéma lui furent posées.
Sur quel sujet êtes-vous en train de travailler en ce moment ?
Après deux films sur les espoirs et les déceptions au XXe siècle, j’en prépare un troisième dont le titre provisoire ou définitif est L’Autre Mer. Ce sera un film sur le présent. La Grèce d’aujourd’hui. Le monde d’aujourd’hui. Un monde sans système de références. Mais c’est toujours très difficile d’aborder le présent parce que le fait de le vivre empêche parfois de l’imaginer. On verra…
Vous avez quitté des études de droit pour venir faire des études de cinéma en France. Qu’est-ce qui a impulsé une si grande envie ?
D’abord, venir en France, c’était pour moi un rêve qui datait de mon enfance. Mon professeur de français en était à l’origine. D’un autre côté, le cinéma est presque devenu une obsession pour moi après avoir vu à onze ans, juste après la guerre, le film américain de Michael Curtiz, Angels with Dirty Faces (Les Anges aux figures sales). Le cri du protagoniste devant la chaise électrique, « Je ne veux pas mourir », m’a suivi longtemps après. J’ai donc fait du droit en attendant de pouvoir partir. Mais pour moi, la faculté de droit n’était pas qu’une salle d’attente…
Quel est l’enseignement principal que vous retenez de vos années en France ?
Je pense que l’IDHEC n’était pas, de mon point de vue, un « véritable enseignement ». C’était plutôt un lieu où l’on parlait de cinéma avec les autres. Le « véritable enseignement » pour moi fut la Cinémathèque de Langlois.
La légende cinéphile dit que vous avez été renvoyé de l’IDHEC pour avoir fait le découpage d’un plan à 360 degrés : quel souvenir gardez-vous de cette altercation ? Comment pensez-vous que cela vous a construit ?
Je devais faire en première année de l’IDHEC mon découpage, le premier, et ensuite le tourner sur le plateau de l’École. Je suis arrivé en retard. La classe et le professeur m’attendaient. J’ai pris la craie et j’ai tracé un cercle sur le tableau. Le professeur a sifflé :
« Qu’est-ce que c’est, Monsieur ?»
J’ai répondu :
« Un panoramique à 360 degrés.
— C’est votre découpage ?
— Oui. »
Le professeur est allé vers la porte pour se plaindre à la direction car il considérait ma réponse comme une insulte à sa personne. J’ai été expulsé de l’École, malgré la réaction de mes camarades et des autres professeurs qui ont fait grève.
Parmi vos sept premiers films, quelle est la séquence dont vous êtes le plus fier ?
Un plan séquence, le plan final de la Reconstitution. Mon premier film.
Que serait un « beau » plan pour vous ?
Le plan correspondant exactement à l’idée qu’on a élaborée pendant l’écriture du scénario. On arrive rarement à ce que l’on pourrait appeler 1x1.
Votre style s’inscrit essentiellement sur le plan séquence. Qu’est-ce que le plan séquence apporte de plus par rapport à un découpage plus traditionnel ?
Travailler avec des plans séquences n’a pas été une décision rationnelle. Je pense toujours que ce choix s’est imposé de lui-même. Une nécessité d’insérer le temps réel dans l’espace comme une unité de lieu et de temps. Une nécessité, pour que ces temps que l’on dit morts entre l’action et son attente – là où d’habitude interviennent les ciseaux du monteur – fonctionnent comme des pauses musicales. Le plan conçu comme une cellule vivante, avec l’alternance d’une inspiration puis d’une expiration. Un choix séduisant et dangereux qui se poursuit jusqu’à maintenant.
Vos trois premiers films ont été réalisés sous la dictature entre 1967 et 1974, dans des conditions difficiles. Comment contourniez-vous alors la censure ? Comment cette censure a‑t-elle nourri vos films (si c’est le cas) ?
Quand j’ai tourné Jours de 36, un film sur la dictature, réalisé pendant la Junte, il était impossible de faire des références directes. J’ai donc cherché un langage secret. Des sous-entendus de l’histoire. Les temps morts d’une conspiration. Les non-dits. Le discours elliptique comme principe esthétique. Un film où tout ce qui est important semble être hors champ. Pour cette raison, mes discussions avec le public qui ont suivi les projections pendant cette période avaient le même caractère.
Question :
− Dans cette scène, voulez-vous dire ce que nous avons compris ?
Réponse :
− Oui.
Applaudissements.
À propos de Chasseurs, vous parlez de « pari » dans le fait de réaliser un film de trois heures en quarante-quatre plans ? En quoi ce pari est-il galvanisant dans la réalisation du film ?
C’est toujours par rapport au public qu’il y a un risque de faire un film uniquement avec des plans séquences. Mais pour moi cette difficulté-même était très séduisante. D’autant plus que le film a été en grande partie tourné dans la salle d’un vieil hôtel. Donc, un lieu clos, un lieu limité comme au théâtre. Je cherchais d’ailleurs à conserver une certaine théâtralité du mouvement des acteurs, en leur demandant parfois une extrême ouverture de jeu. Les personnages sont piégés dans l’hôtel, comme incapables de s’évader de la grande Histoire.
Dans Voyage à Cythère, il y a cette séquence marquante où l’on voit défiler une foule de comédiens qui disent tous « C’est moi » face au réalisateur. Comment choisissez-vous vos acteurs ? Le réalisateur de Voyage à Cythère vous ressemble-t-il ?
Les acteurs sont choisis en fonction de l’idée que l’on se fait du personnage quand on écrit le scénario. Parfois, on le voit pendant l’écriture du scénario ou on se rappelle un visage de notre vie quotidienne, de notre vie en général. Certes, quand on arrive devant des acteurs vivants, il se peut que l’on ne reconnaisse en aucun d’eux le personnage imaginé. Alors, on doit choisir celui qui se rapproche le plus de ce que l’on a imaginé. Dans un cas exceptionnel, qui ne se présente pas souvent, on fait le choix en prenant en compte le fait que l’acteur pourrait mener plus loin le rôle que le scénario le prévoit, comme Mastroianni. Elia Kazan m’a dit une fois que sa relation avec Marlon Brando était très simple parce que l’acteur menait beaucoup plus loin le rôle que ce qu’il pouvait imaginer lui-même.
En ce qui concerne la deuxième partie de votre question, je dois vous donner une réponse facile. La réponse très connue de Flaubert : « Madame Bovary, c’est moi !»
Vous dites que vous « oubliez » le scénario lors de la réalisation, qu’est-ce que vous suivez à ce moment-là, si ce n’est pas l’écrit ?
Un scénario de deuxième degré. Un scénario idéal que je ne suis pas parvenu à saisir pendant l’écriture. Vous savez que, pendant sa réalisation, un film est ouvert à tous les autres, à toutes les fluctuations. C’est pour cela que le risque de trop s’en éloigner, d’en perdre le centre d’intérêt, est très grand. D’un autre côté, c’est une nécessité pour moi de changer, de multiplier les possibilités. La réalisation n’est pas une application, mais une naissance.
Quel autre mythe historique auriez-vous envie de mettre à l’écran ?
Je n’ai jamais eu l’impression de traiter des mythes historiques. Ce que vous appelez mythe historique, qui signifie quelque chose venant du passé, je l’appelle une rencontre du passé et du présent. Le mythe des Atrides dans Reconstitution a revécu à travers un événement de cette époque dans un village de l’Épire. C’était une histoire vraie. Tout réapparaît dans le présent. Je vous rappelle T.S. Eliot.
Entremêler le passé et le présent dans vos films est le fil conducteur de votre filmographie, quelle place a le futur dans cette relation ?
J’ai toujours été persuadé que la distinction classique entre passé, présent et avenir est une distinction absurde. Je vous rappelle de nouveau T.S. Eliot.
Time present and time past
Are both perhaps present in time future
And time future contained in time past
If all time is eternally present
All time is unredeemable.
Vous citez Orson Welles comme un de vos modèles : que retenez-vous de ses films ?
Le dépassement de l’évidence de façon extrêmement naturelle, comme une respiration.
Quel regard portez-vous sur le cinéma grec contemporain ? Je pense notamment aux films de Yorgos Lanthimos, Canine et celui d’Athina Tsangari, Attenberg.
J’aime bien ce qui constitue la toute nouvelle vague grecque. Cela faisait longtemps que le cinéma grec n’avait pas connu un pareil renouvellement du langage et de la thématique.
Quel film auriez-vous envie de faire aujourd’hui même ?
Je pense que la réponse se trouve dans la première question.