Quand Lubitsch réalise Sérénade à trois, le terrible code de censure Hays ne s’est pas encore abattu sur la production hollywoodienne. Pour évoquer cette très courte période (1928 – 1934) où l’on produit des films parlants dans lesquels une profonde pudibonderie n’a pas encore droit de cité, on parle d’ailleurs aujourd’hui des « pre-Code films ». Le cinéaste allemand, exilé depuis presque une décennie à Hollywood, peut donc encore choisir d’être splendidement amoral — lui qui porta la grivoiserie à son apogée dans sa Princesse aux huîtres — sans avoir recours à mille sous-entendus plus ou moins explicites. Mais, alors que sa période muette en Allemagne comptait au moins autant de drames historiques, Lubitsch a choisi aux États-Unis de se spécialiser dans la comédie sophistiquée : code de censure ou non, le sexe, chez lui, restera à jamais subtil.
L’art de la « Touch »
Ce qui frappe avant tout chez Lubitsch, c’est son goût pour l’ellipse. Point trop n’en faut, semble-t-il constamment démontrer : le cinéaste fait confiance à l’esprit de déduction du spectateur, mais aussi à la force visuelle de l’image. C’est ainsi via un art hérité du muet qu’il fabrique ses meilleures scènes. En quelques plans d’une séquence introductive complètement muette, Lubitsch pose son intrigue : deux hommes, face à une femme dans un wagon de train. Les jambes étendues du trio se croisent sur les banquettes. Le film, donc, racontera un ménage à trois (on a presque envie de dire « en français dans le texte », tant Sérénade à trois respire déjà alors le clin d’œil à l’amoralité européenne). Plus loin, on retrouve la femme avec un autre homme, derrière la vitrine d’un magasin : les dialogues sont inaudibles, mais le jeu habile des acteurs (la femme semble refuser l’achat d’un lit trop peu large, l’homme mesure leurs épaules respectives pour lui prouver le contraire) suffit à la compréhension. Une succession de très courts plans plus tard, la cause est entendue : il s’agissait d’achats pré-nuptiaux.
L’ellipse, chez Lubitsch, s’entend aussi dans un montage qui n’hésite pas à couper en plein milieu d’une scène pour donner plus de force au propos : quand l’un des hommes avoue être amoureux d’une femme, le plan suivant montre son ami en compagnie de cette même femme. Lubitsch refuse les temps morts, ce qui ne l’empêche pas de jouer des pauses, des silences, et des répétitions. Le cinéaste du muet apprécie un bon dialogue, surtout quand au-delà du mot qui fait rire, la réplique permet de faire avancer l’intrigue, et de créer un lien de connivence avec le spectateur : ainsi, quand le ridicule amoureux éconduit prononce cette phrase — « l’amoralité est peut-être amusante, mais pas suffisamment pour remplacer une vertu parfaite et trois repas par jour » –, il ne s’imagine pas encore que, reprise dans la pièce de théâtre de son rival, elle fera comprendre l’un après l’autre à ses trois prétendants que l’élue de leur cœur est une bien belle diablesse…
Et Dieu créa la femme
En vérité, Lubitsch est l’un des cinéastes les plus férocement féministes. Il sait donner à ses actrices le beau — et les plus beaux — rôle(s). Jamais, dans le cinéma classique hollywoodien, les hommes n’ont été plus à la merci du sexe féminin que chez le cinéaste allemand — même Dietrich, chez Sternberg, reste au fond une amoureuse romantique. Gilda Farrell (interprétée par la merveilleuse Miriam Hopkins, trop souvent oubliée) mène Thomas (Fredric March) et George (Gary Cooper) par le bout du nez. Ainsi déclame-t-elle qu’il lui est « arrivé quelque chose qui arrive en général aux hommes » avant de conclure avec eux un « gentleman’s agreement » — sauf que, « malheureusement », elle n’est pas un « gentleman ». C’est elle qui leur refuse d’abord l’accès au sexe, avant de satisfaire à leur désir chacun à leur tour, puis, dans un exquis plan final, de s’abandonner aux deux en même temps. C’est elle, aussi, qui sait retraduire le mieux l’ambition de Lubitsch : démontrer que le mariage, la légalité, la moralité enfin, ne conduisent qu’à l’ennui. Vive la femme, chantre de l’amoralité !
La vie est une scène
Comme souvent chez Lubitsch (To Be or Not to Be en étant le paradigme), le film sert aussi la réflexion sur la primauté de l’art. Le scénario est très librement adapté d’une pièce à succès du Britannique Noel Coward, qui s’en sentira suffisamment vexé pour dire qu’il « ne reste que trois répliques de ma pièce dans le film, d’une originalité folle comme “Passe-moi la moutarde”»… Le scénariste, Ben Hecht, introduit une satire mordante du monde du théâtre, tout en reconnaissant à l’art sous toutes ses formes (George est peintre, Thomas dramaturge) une valeur inestimable, bien supérieure à l’amour. Le décor est d’ailleurs français et londonien pour une bonne partie du film, comme si seule la vieille Europe était capable d’un discours valide sur l’art. Enfin, c’est à la femme, toujours elle, d’encourager ce discours, avec violence s’il le faut. Alors qu’elle quitte l’un de ses prétendants éplorés, elle lui déclare : « Reste un artiste, c’est le plus important. » CQFD.