Visionner la version soviétique de Guerre et paix (sortie une dizaine d’années après la version américaine par King Vidor), c’est vivre une expérience au-delà du surréalisme. Presque sept heures de film, trois cents acteurs professionnels, des centaines de milliers de figurants débauchés de l’armée russe, une bataille de Borodino de quarante minutes (dont le tournage a pris une année), «le film le plus cher de l’histoire», presque dix ans de production, avec un oscar du film étranger en prime, en pleine guerre froide… Que tout cela ait pu sortir des studios Mosfilm à la faucille et au marteau, on n’a pas trop de peine à y croire: sur le papier, cela ressemble un peu à un défilé stalinien. Et le cinéma dans tout ça? Surprise, ce Guerre et paix communiste (dans une très belle édition DVD) offre un spectacle un peu bancal, mais certainement hypnotisant pour ceux/celles (sans doute nombreux) qui ne seraient pas encore rompus aux techniques cinématographiques de l’ancienne URSS…
Comment concilier Léon Tolstoï, l’auteur phare, un peu conservateur, d’une Russie tsariste du XIXe avec la révolution des camarades soviétiques? Eisenstein s’y était collé quelques années plus tôt avec Ivan le Terrible et Alexandre Nevski: foin des ancêtres que Marx auraient dénigrés, c’est à l’âme russe que l’on rend d’abord hommage en en glorifiant la culture. D’ailleurs, la musique originale du film résonne plutôt du côté du classique Tchaïkovski que des abrutissantes marches militaires staliniennes. Un bon point pour Serge Bondartchouk. Et puis, Guerre et paix, comme Alexandre Nevski, raconte l’histoire d’une Russie victorieuse des envahisseurs, toujours repoussés. Que Napoléon retourne donc, piteux, d’où il est venu: ses soldats seront réduits à «bouffer de la merde» (réplique élégante du général Koutouzov), tout comme ceux d’Hitler, un bon siècle plus tard… Avant d’être une adaptation d’un chef d’œuvre de la littérature russe, Guerre et paix est donc un film pour la Russie, et pour les Russes: exaltation de la fierté et du courage du petit peuple, introductions des différentes parties en panoramiques sur la terre russe, voix-off glorificatrice…
Pour autant, Guerre et paix n’est pas, loin s’en faut, un film communiste. Serge Bondartchouk (réalisateur et acteur principal du film) aurait d’ailleurs été forcé de prendre sa carte au parti après l’immense succès du film. Bien que financé par l’État soviétique et appuyé par son armée, Guerre et paix est une adaptation plutôt fidèle du roman de Tolstoï, largement romancée pour le cinéma ceci dit − car les longues, très longues, descriptions de l’écrivain, demandaient à ce que la narration soit plus allégée (voir pour cela la plus classique et très hollywoodienne version réalisée par King Vidor). Il s’avère que la plume et surtout les idées de Tolstoï ne pouvaient en aucune façon déranger le régime (même si le fait que l’URSS puisse approuver la haine de l’écrivain concernant les ravages de la guerre a de quoi faire sourire). Chez Tolstoï, l’aristocratie russe est soit dépravée (la comtesse Hélène Bezoukhov et son cynique frère/amant Anatole), soit d’un pessimisme rare, courant à la mort par perte de ses idéaux (le prince Andreï Bolkonsky), soit naïve jeunesse trop vite séparée de son innocence car mal entourée (la comtesse Natacha Rostov). C’est à l’immense peuple russe (et un peu aussi au génie de son général) que la Russie doit d’être sauvée. Et du patriotisme au communisme, il semble n’y avoir qu’un pas.
Ne voir dans ce film qu’un intérêt historique ou politique serait pourtant une insulte au talent de son cinéaste. Il est peu de dire que Guerre et paix est un film qui ne laisse pas indifférent. Les scènes de bataille, à raison mises en valeur pour la publicité du film, ont une saveur épique qui n’aurait pas déplu à Tolstoï. Pour l’occasion, Serge Bondartchouk inventa une caméra télécommandée à distance, ce qui lui permit de filmer des scènes qui auraient été dangereuses pour n’importe quel cameraman, et de se trouver au plus près des combats meurtriers, qu’il décrive Austerlitz et surtout Borodino (voir pour cela le court documentaire sur les coulisses du tournage en bonus du DVD). L’incroyable incendie de Moscou (pour lequel une maquette grandeur nature a été entièrement détruite) raconte avec passion la sanglante épopée de l’armée française vue du côté russe, si bien décrite par Tolstoï dont la haine pour Napoléon n’était pas feinte.
Les scènes de bal elles-mêmes, comme la magique première danse de Natacha avec le prince André, sont mises en scène avec un goût certain pour le spectaculaire, qui ne manquera pas de ravir ceux qui pourront voir le film sur un écran suffisamment large pour en mesurer toute la dimension.
Pour autant, le film laisse sur un sentiment un peu incertain. Que le cinéaste ait totalement adhéré au pessimisme tolstoïen est évident. Fallait-il pour cela demander à la ravissante actrice interprétant Natacha d’avoir sans cesse des larmes dans ses yeux incroyablement bleus? Le tout aussi charmant comédien interprétant le prince André était-il forcé de nous imposer une telle tête d’enterrement, même lorsqu’il fait une déclaration d’amour? Le surréalisme de certaines scènes, notamment toutes les scènes d’intérieurs, comme la multiplication des effets (sauts de plan, surimpressions, travellings accélérées, flous), peuvent décourager à la première vision, tant le film semble parfois s’enfoncer dans l’auto-contemplation. Peut-être s’est-on trop consacré à la «guerre», en oubliant que la «paix» méritait un traitement différent, plus romancé, plus romantique (la version de King Vidor était sans doute mieux adaptée sur ce point)… Guerre et paix prouve sans doute aussi que certains romans n’ont de cinématographique que l’idée : s’attaquer à de tels monuments, à un roman qui prend plus sens dans sa réflexion philosophique que dans sa narration vous expose forcément au regret, à la critique, ou au rejet farouche. Serge Bondartchouk n’a cependant pas démérité du projet : entendre en voix-off (et en VO) les mots du grand Tolstoï résonner sur grand écran mérite qu’on y consacre sept heures d’un temps précieux.