Les éditions Arte et la Cinémathèque Française se sont consultées afin de rendre un hommage commun à l’un des plus grands documentaristes du siècle dernier. Joris Ivens embarque tout le vingtième siècle dans une filmographie qui mêle ingénieusement poésie et politique, lyrisme et militantisme. Le coffret DVD présente ses films les plus importants – en excluant la plupart de ceux produits en Europe de l’Est – et fournit une vue d’ensemble pertinente et organisée d’une filmographie sur laquelle, inlassablement, il est bon de revenir. Ces films sont accompagnés, en bonus, de versions alternatives et inédites ainsi que d’un entretien d’une heure avec Joris Ivens.
Les années d’avant-garde
Dès son enfance passée aux Pays-Bas près de la frontière allemande, le petit Joris se passionne pour un drôle d’objet trouvé dans le magasin de photo de son père, une caméra. Il la triture, la teste, la modifie même un peu. À 13 ans, il filme toute sa petite famille travestie en cow-boys et en indiens, pour un film nommé La Flèche ardente, sorte d’incarnation physique de ses fantasmes cinéphiliques naissants, entre George Méliès et The Great Train Robbery. Toujours un peu taraudé par les multiples possibilités offertes par cette machine, Joris continue néanmoins ses études en poussant le vice jusqu’à terminer un cursus d’économie. Destination les banques. Peut-être échaudé par les prémices de la crise pointant le bout du nez en cette fin des années 1920, Ivens se fait rattraper par ses premiers émois et embrasse pour de bon une carrière de cinéaste placée sous les auspices de l’expérimentation et de la modernité.
Juste après avoir rejoint la Filmiga amstellodamoise, manifeste communautaire cherchant à faire émerger un cinéma à « valeur esthétique », le cinéaste néerlandais se rend à Paris, attiré par l’effervescence d’une avant-garde se moquant des compromis narratifs et fourmillant d’idées nouvelles. Études de mouvements à Paris (1927) est le titre de son film et affirme d’emblée sa volonté quasi-scientifique d’exploitation de la cinégénie. Ivens se met en tête de retranscrire la vie parisienne, tout irriguée qu’elle est d’un trafic d’automobiles vrombissantes. Les tacots filent sur les routes, les policiers sont à cheval et tentent maladroitement de réguler ce flux continu, un peu anachroniques sur leurs canassons désuets. Les piétons autour s’en accommodent et semblent même s’adapter au rythme mécanique, les prises de vue à terre suivent les mouvements de balanciers des jambes et des pieds des quidams. Ivens multiplie les points de vue – en plongée sur le toit d’un immeuble, en caméra embarquée dans une voiture suivant le trafic – et les expériences : le suivi en travelling horizontal de plusieurs voitures lancées à pleine vitesse rappelle la captation du galop des chevaux d’Étienne-Jules Marey en actualisant technologiquement la démonstration. C’est donc tout plein d’assurance sur ses capacités et auréolé d’un début de reconnaissance que Joris revient aux Pays-Bas et prépare les deux films qui vont véritablement le révéler aux yeux de l’intelligentsia européenne.
Le Pont (1928) et La Pluie (1929) se suivent et forment un diptyque complémentaire par leurs recherches formelles animistes : les constructions de fer prennent vie – monstrueuse – tandis que les gouttes d’eau se chargent d’une force fantastique particulièrement troublante. La référence est trop évidente pour ne pas être significative : Le Pont (De Brug en néerlandais, Die Brücke en allemand) renvoie directement au groupe expressionniste allemand ayant regroupé les peintres Kirchner et Nolde et se basant sur les primats de la violence urbaine et technologique. On connaît leur influence sur le cinéma expressionniste allemand, force est de constater que le cinéma d’Ivens en est également imprégné, consciemment ou pas. La caméra filme la vitesse et les rugissements des trains à vapeur s’engouffrant entre les arches du pont et laissant traîner des volutes poudreuses de fumée sur la voie. Entre l’ode à la technicité et l’avertissement prophétique d’une effrayante prise de pouvoir de la machine, on ne sait pas quelle interprétation préférer. L’effroi est palpable quand le pont monstrueux ouvre grand sa gueule, dans un déluge de mécanismes rugissants, afin de laisser passer un navire entre ses flancs. Les hommes sont eux aussi réduits à des gestes automatisés, entre les postiers embarqués dans les trains (au passage, notons la proximité avec l’école anglaise de John Grierson et son Night Mail de 1936) ou les ouvriers gérant les impulsions du pont. « Ivens, ordonnateur de toute une orchestration, m’apparaît comme l’un des musiciens visuels de l’avenir » a déclaré Germaine Dulac après avoir vu ce court-métrage, en mettant l’accent sur le rythme et l’agencement d’un montage très rapide et syncopé. Un an plus tard, La Pluie se met en tête de filmer l’arrivée inopinée d’une averse sur Amsterdam et les multiples conséquences que celle-ci implique sur la vie quotidienne des habitants. La métamorphose est totale : les parapluies inondent les rues, les gouttières vomissent des déluges impétueux, les sols réfléchissent les vélos embourbés dans les mares. Toujours animé de l’envie de multiplier les axes de prises de vue et les rapprochements métaphoriques des images, Joris Ivens signe sans doute – de ce point de vue – l’un de ses films les plus accomplis dans une période créative très intense : « Au moment de monter ces films, j’étais dans un tel état de tension créative… Je travaillais toutes les nuits avec le feu et l’enthousiasme d’un pionnier qui vient juste de découvrir un territoire vierge. »
C’est peut-être en 1931 qu’un virement s’opère, celui qui fait prendre conscience à Joris Ivens que l’esthétisme ne fait pas tout et que son cinéma peut être aussi un moyen de pratiquer la contrebande, de mettre en exergue les asservissements de la société moderne. Philips Radio (ou Symphonie industrielle pour le nom français), comme son nom l’indique, est une commande de l’entreprise néerlandaise qui souhaite utiliser le nom du cinéaste pour produire un film à projeter à ses ouvriers. Le but est de glorifier la marque et ses méthodes, de rendre fier chaque travailleur. Le résultat n’était sans doute pas à la hauteur de ces espérances puisque plusieurs usines ont décidé de ne jamais diffuser le court-métrage, celui-ci délivrant à leur goût une image trop sociale et politique du travail à la chaîne. Le souci esthétique et hypnotique semble toujours primordial pour Ivens, mais une légère fibre polémique semble poindre au coin des images, en contrepoint.
De l’esthétisme aux résistances
Joris Ivens rencontre au début des années 1930 Henri Storck, documentariste belge au parcours étrangement similaire au sien. C’est en partageant et en discutant sur leurs expériences respectives qu’ils décident de s’allier pour tourner un film sur un événement qui n’a pas fait les choux gras de la presse mais qui leur semble représentatif du climat politique et social post-Jeudi Noir. Il s’agit d’une grève en 1932, très dure et suivie, de mineurs du sud-ouest de la Belgique. Storck et Ivens souhaitent avec ce sujet mettre de côté leurs aspirations purement formelles et leurs expérimentations du matériau filmique. Ce projet, Borinage (1933), devient le plus influent des documentaires militants des années 30 en mêlant reconstitutions de la grève et prises de vues de la misère des habitants du coron. Bien avant les truanderies de la BBC et les travaux de Peter Watkins, Ivens et Storck avaient initié un genre, le docu-drama. Là où Watkins fait revivre la bataille de Culloden, les deux compères belgo-hollandais mettent en scène une lente procession d’ouvriers défilant dans les rues avec, à leur tête, un portrait de Karl Marx. Les forces de l’ordre, interloquées, interviendront pour disperser ce qu’elles considèrent comme une manifestation spontanée, la réalité rejoignant ainsi la fiction. Des images d’archives tournées en amont par des ouvriers sont collectées et jointes à des mises en scènes rejouant des expropriations de domicile. Le film perd en poésie évocatrice ce qu’il gagne en puissance rhétorique. Le propos est d’ailleurs asséné par de multiples intertitres explicatifs dont la nuance n’est pas la qualité première. « Dans le monde capitaliste, des usines sont fermées, abandonnées, des milliers de prolétaires ont faim », « L’ouvrier inorganisé en arrive à la pire déchéance », « La classe ouvrière n’oublie pas que seule la lutte quotidienne et tenace peut améliorer son sort » : telles sont quelques-unes des informations jonchant les images et indiquant sans ombrage la teneur de ciné-tract du film. Une photo de Lénine accrochée au mur d’un taudis réaménagé en appartement clôt le court-métrage de la façon la plus significative. Œuvre de son temps – Kuhle Wampe de Bertolt Brecht vient de sortir dans l’Allemagne de Weimar – mais aussi pionnière d’un nouveau genre, Borinage porte les stigmates d’un aveuglement idéologique qu’on ne reconnaît que rétrospectivement. Au-delà de ces contingences, la volonté inaliénable de montrer la souffrance de la classe ouvrière ainsi que son organisation solidaire en résistances multiples forcent le respect et la considération, et constituent en ce sens un matériau historique inestimable.
Les films suivants, dans cette veine dénonciatrice et militante, ne présenteront plus aussi explicitement la référence marxiste-léniniste mais garderont le ton digne et révolté de ceux qui se lèvent contre les injustices et les déterminismes sociaux aliénants. Il en va ainsi de Terre d’Espagne (1937), Les 400 Millions (1939) ou, plus tard, du 17e Parallèle (1968). Ce dernier se place du point de vue du quotidien des habitants vivant sur la ligne de démarcation entre le nord et le sud-Vietnam lors de la guerre qui saccage la région et les vies des paysans installés sur cette zone dite « démilitarisée ». Les 400 millions répond à la même quête : s’insérer dans le quotidien de populations opprimées et tenter de répercuter leur regard par l’assimilation au long cours, par l’empathie d’une caméra qui ne joue pas l’intruse voyeuriste. En préfiguration de la longue fascination d’Ivens pour l’Asie et ses luttes, ce film met en lumière la résistance chinoise face à l’invasion japonaise de la Mandchourie. Jonglant entre les images effroyables des bombardements et une certaine célébration de la culture chinoise, le film se déploie sur un mode antagoniste, celui mettant face à face la démocratie des Alliés et les fascistes de l’Axe. Il est vrai que l’on sort à peine de la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle Ivens a participé aux programmes de propagande Why We Fight dirigés par Frank Capra, non sans soucis de censure (Ivens aura à cette époque une tendance à renier bon nombre de films commandités par des structures publiques).
Commandité par un groupe d’intellectuels progressistes de New York, Terre d’Espagne fait souvent symbole de modèle du documentaire de guerre, tout aussi bien du point de vue du propos politique (l’abandon de l’isolationnisme étasunien doit être la résultante d’une prise de conscience du martyre subi par les républicains espagnols face à Franco et l’aviation nazie) que du point de vue du langage documentaire. Ivens n’hésite pas à s’insérer parmi les troupes républicaines afin de fournir des images de l’intérieur et reflétant au mieux les états mentaux et physiques des résistants. Les conciliabules tactiques, les discours d’exhortation sont ainsi filmés et gravés pour l’éternité, événement particulièrement important tant on sait que les traces de la guerre d’Espagne et de la dictature qui a suivi sont pour le moins rares et dispersées. Les images sont violentes, dures, révoltantes : les villes sont broyées, les enfants errent seuls et sans but, les cercueils ambulants recueillent les cadavres jonchant les rues, les longues files d’attente pour un maigre rationnement inondent les chemins. Beaucoup moins didactique que Borinage, le film n’en gagne que plus de percussion et de sincérité. La voix de Charles Hemingway (ou d’Orson Welles, pour une deuxième version présente en bonus dans le coffret) tonne les encouragements à l’interventionnisme américain tout en décrivant avec empathie la souffrance et la misère des populations sous les feux de la Luftwaffe.
Le souffle épique
Il est certain que l’on connaît Joris Ivens d’abord pour son apport dans le documentaire engagé, militant voire pleinement partisan. C’est un fait difficilement contestable. Ce qui est par contre particulièrement troublant, et que l’on retrouve chez un Chris Marker ou certains films ouvriers comme ceux des groupes Medvedkine (dont Ivens fut l’un des animateurs), est l’aspiration à ne pas se contenter du propos lapidaire et révolté : la recherche formelle est constante. En 1957, Ivens obtient le Grand Prix du court-métrage à Cannes avec La Seine a rencontré Paris, ciné-poème soutenu par un texte de Jacques Prévert. Le film remonte le fleuve en rencontrant les ouvriers des ports et les badauds parisiens se prélassant sous le soleil. À Valparaiso (1963) donne une nouvelle fois à Ivens l’occasion de voyager, c’est au tour du Chili d’accueillir le « hollandais volant », invité à dispenser quelques cours à l’Université. C’est avec ses étudiants (dont Patricio Guzmán) qu’il compose une ode magnifique en l’honneur de ce port mythique et de ses pittoresques habitants, nichés sur une colline qui n’en finit plus de grimper. Une dialectique, comme souvent, s’installe entre le passé glorieux (et ensanglanté) de la ville, plaque centrale du commerce colonialiste, et la situation des années 1960 marquée par le déclin économique. « Valparaiso est une ville extraordinaire…Une ville qui a tout connu : les Espagnols, l’incendie, le tremblement de terre, les pirates, la tempête, tout. Une ville torturée. » souffle Chris Marker qui assure le commentaire des images. Les habitants doivent lutter contre la nature, en témoignent les nombreux funiculaires permettant d’accéder à chaque strates de la cité ou la résistance active que chaque habitant doit exercer à l’encontre des bourrasques de vent qui balaient la côte et menacent d’emporter avec elles les âmes chancelantes se dressant face au vide.
Le vent prend dès lors une place importante dans la mythologie personnelle de Joris Ivens. Trois ans après le sondage de Valparaiso, Ivens se rend en Provence avec Pierre Lhomme et filme l’invisible pour la première fois avec Pour le Mistral (une deuxième tentative, très autobiographique, verra le jour bien plus tard, en 1988 avec Une histoire de vent). Les cyprès comme « des sentinelles droites » font face au vent, se recroquevillent avant de se faire arracher, morts et immobiles au sol, une fois le calme revenu. Les vagues hostiles se déchaînent contre les rochers, les navires bataillent contre la houle, les cabanes des bidonvilles s’écroulent sous le mistral qui s’infiltre dans tous les interstices et terrasse les rues vides. Le cataclysme est filmé de telle façon qu’il se personnifie et acquiert des qualités humaines au fil des séquences. Humaniser la nature est une chimère qui a cadenassé l’inspiration de l’Art depuis des siècles : Joris Ivens apporte sa contribution, droit debout. À l’instar de la photographie choisie par la Cinémathèque Française : les longs cheveux blancs au vent dansent au-dessus de son visage buriné, usé comme par le sel et la poussière que charroient le mistral. Il se présente droit, digne, face au vent. Le regard au loin, vers une nouvelle destination.