La Seconde Guerre mondiale fut la guerre de tous les excès. Excès d’horreurs, excès de bombes, excès d’idéologies, excès de propagande. Alors que les médias audiovisuels entraient en force dans le paysage quotidien (le cinéma parlant, rappelons-le, était né seulement douze ans avant le début du conflit), force est de constater que son utilisation, de quelque côté que ce soit, n’eut aucune limite. Mensonges, haine, militantisme et patriotisme furent diffusés à foison jusqu’à l’écœurement. Mais la propagande ne fut pas l’exclusivité des monstrueuses machines de guerre japonaises ou allemandes. À Hollywood aussi, on faisait assaut de discours militariste : l’industrie cinématographique américaine fut l’une des premières à pousser les États-Unis à l’engagement du côté allié, bien avant Pearl Harbor. Bien sûr, on regarde rétrospectivement cette propagande du vainqueur d’un œil plus clément ; n’était-elle pas du « bon » côté? En s’y penchant de plus près (14 heures plus tard), ce magnifique coffret recèle cependant plus de pépites qu’on ne l’imagine. Au-delà du document historique (et loin du documentaire), on peut aussi y voir une grande réussite cinématographique, d’une étonnante diversité.
John Ford, Frank Capra, William Wyler, John Huston, George Stevens, John Sturges, Anatole Litvak… Des noms qui résonnent comme des promesses : celles de merveilleux westerns, de comédies romantiques audacieuses, de drames classiques en costume, ou de films noirs au glamour éternel. A priori, ces « documentaires » de propagande filmés lors d’une des guerres les plus atroces que l’humanité ait connues n’ont rien de commun avec la machine à rêves hollywoodienne. Et pourtant. Les ennemis sont bien des gangsters: il y a gangster numéro 3 (Mussolini), gangster numéro 2 (l’empereur Hiro-Hito) et gangster numéro 1 (Hitler). La voix qui commente les événements fait un peu penser à Tex Avery : il faut dire que les nombreuses images animées, si elles ne montraient pas des stratégies de guerre, auraient pu tout aussi bien appartenir à un Walt Disney. Et puis, surtout, il y a ces grands discours idéalistes qui n’appartiennent qu’à l’Amérique et au cinéma américain : l’évocation de la Terre promise et l’hymne de la liberté qui résonne à chaque « the end », malgré les atrocités, la bataille d’Angleterre, la bataille de France, la bataille de Russie, la bataille de Chine… Un optimisme presque serein, que l’on a peine à imaginer qu’il puisse avoir existé en 1941, en plein chaos.
Une grande partie des documentaires de ce coffret ont été commandés par l’armée américaine à Hollywood, d’abord pour convaincre la population américaine que les États-Unis se devaient d’entrer en guerre (avant Pearl Harbor, la mission n’était pas facile), puis pour convaincre petit à petit qu’il s’agissait d’une guerre juste, et donc qu’on allait l’emporter (on imagine bien que le discours nazi ou japonais était peu ou prou le même jusqu’en 1945). Un laïus achevant chaque documentaire le martèle : la victoire ne sera « totale que jusqu’à la destruction définitive des machines de guerre allemande ou japonaise ». On sait que le résultat, de Dresde à Hiroshima, fut à la hauteur des attentes américaines. Parce que les cinéastes hollywoodiens envoyés sur le terrain étaient non seulement animés d’une volonté farouche de montrer qu’ils étaient du côté du « Bien » (mais aussi parce qu’ils étaient payés pour cela par l’armée), on ne s’attend pas ici à trouver une quelconque vérité historique ou un discours un tant soit peu objectif. On tique de ci, de là, notamment devant un film à l’hallucinant racisme contre les Japonais (dont la « petite » religion aurait dû convenir à ce « petit » peuple). On rit franchement devant les vérités assénées telles des coups de poing, tel « en démocratie, ce n’est pas l’État qui fait la guerre, mais le peuple ». On remarque aussi que la Russie n’est presque jamais évoquée en tant qu’URSS, et que toute mention du communisme est soigneusement évitée : on promeut même l’ami de circonstance au rang de pacifiste. « La Russie n’a jamais engagé de programme d’armement en temps de paix. » Ah bon?!
Soit, il ne s’agit pas d’un documentaire dans le sens historien du terme. Cependant, il faut reconnaître aux cinéastes une volonté pédagogique rarement vue ailleurs : pour évoquer la bataille de Chine (qu’on fait intelligemment commencer en 1931, avec l’invasion de la Mandchourie, véritable « début » de la Seconde Guerre mondiale), voilà que nous remontons en 5000 avant Jésus Christ pour décrire la brillante civilisation chinoise à travers les siècles. Pour parler du Japon, les samouraïs du XVe siècle font une miraculeuse apparition. Quant à Leningrad ou Stalingrad, il leur faut d’abord mettre à contribution Napoléon et les chevaliers teutoniques. On ne sait jamais trop d’où viennent les images : est-ce Eisenstein ? est-ce Frank Capra ? est-ce la propagande communiste ? nazie ? française ? japonaise ? un film noir hollywoodien de 1932 ? Tout se confond, mais tout s’harmonise: au bout de 7h de films, nous voilà convaincus : le peuple américain a bien fait d’entrer en guerre. Merci à eux, donc, bien qu’ils ne l’aient pas tout à fait entrepris pour sauver l’humanité, mais aussi pour sauver leur propre peau : certains documentaires ont l’honnêteté de le reconnaître.
Avec la première partie du coffret (soit les trois premiers DVD), le néophyte de la Seconde Guerre mondiale n’obtiendra que des informations partielles: si le début de la guerre, de 1939 à 1942, est évoqué dans les moindres détails (surtout en Europe et en Chine), rien ne transparaît sur les conflits en Afrique du Nord, et pas grand-chose du Pacifique ou de la fin de la guerre. Les explications, ceci dit, sont parfois d’une impressionnante et passionnante précision, en ce qui concerne notamment les différentes stratégies japonaises pour encercler et affamer les villes chinoises. Certaines images sont réellement inédites et rappellent que la Seconde Guerre mondiale fut la première à être filmée d’aussi près et dans les moindres détails. Oui, il y avait bien un caméraman pour filmer ces hommes tombant comme des mouches sous les balles allemandes… D’autres images, plus ou moins connues, sont utilisées de manière répétitive au point que le terme « bourrage de crâne » fait figure d’euphémisme : « la population norvégienne n’oubliera pas » (images de la population norvégienne violentée), « les Danois n’oublieront pas » (images de la population danoise violentée), « les Belges n’oublieront pas » (images de la population belge violentée), côte à côte avec des discours d’Hitler à la tribune de l’ersatz de Parlement allemand, clamant qu’il ne fera aucun mal aux Norvégiens, aux Danois, ni aux Belges. Soixante ans plus tard, l’habileté volontairement gauche des cinéastes américains fonctionne toujours. Les nazis, comme les Japonais, sont de méchants gangsters dont les éclats de rire méritent d’être enfoncés dans la gorge.
La seconde moitié du coffret est tout aussi surprenante, mais dans un autre registre. Suite à Pearl Harbor, voici venu le temps des films un peu pompeux (un peu ennuyeux aussi), rendant hommage aux soldats américains tombés au champ d’honneur et à leurs familles éplorées. On connaîtra ainsi tout de la position et du climat des îles Aléoutiennes et de Midway (perdues en plein Pacifique), mais aussi les noms de chaque soldat mort au combat, l’un des documentaires les faisant même parler d’outre-tombe. Puis vient le temps des incroyables batailles aériennes de la campagne d’Italie et de ses caméras fixées aux ailes des avions, filmant chaque coup de mitrailleuse dans un vrombissement d’enfer ; ou de la tournée des popotes avec ces soldats qui se lavent dans leur casque, ces soldats qui bichonnent leurs avions, ces soldats qui jouent de la guitare pour tromper la peur de la mort…. La guerre prend alors un tour à la fois terriblement réaliste et trop hollywoodien pour être tout à fait crédible, comme cet énorme bombardier que tout le monde attend dans la crainte qu’il se soit abîmé lors de sa mission, et qui revient in extremis pour signer un happy end.
Ce happy end, John Huston semble nous l’amener dans un formidable documentaire (« Que la lumière soit ») sur les conséquences psychologiques de la guerre sur certains soldats et les solutions médico-psychiatriques qui leur furent apportées. Le cinéaste doit même faire preuve en introduction de sa bonne foi (les scènes sont bien réelles, elles n’ont pas été « jouées » pour la caméra) tant les situations sont miraculeuses : voici qu’un homme paralysé parvient à marcher de nouveau, qu’un homme amnésique retrouve la mémoire grâce à l’hypnose… De ce documentaire, on retient surtout le mérite d’avoir montré que la guerre, pour beaucoup, n’est jamais véritablement finie.
Et pourtant, il faut en finir. Avec les deux films les plus terrifiants. L’horreur, car il faut bien en arriver là. Les images tournées par George Stevens lors de la découverte des camps nazis (et réutilisées depuis dans de très nombreux documentaires) étaient nécessaires, mais insoutenables : comme les Allemands de Weimar forcés à visiter le camp attenant à leur ville (et dont le sourire initial s’efface peu à peu pour finir dans des sanglots intarissables), on a encore, malgré tout, du mal à y croire. Des corps torturés, squelettiques, qui hurlent la violence de leur mort, jetés dans des fosses communes, emmenés par dizaines par des bulldozers ; des restes d’hommes et de femmes incapables de bouger, montrant à la caméra ce qui leur reste d’humanité, les yeux sortant des orbites, les jambes brûlées et trouées, les visages tuméfiés, les crânes enfoncés. Le commentaire est presque monocorde ; les cowboys et les gangsters sont loin. Il n’y a plus de mot pour qualifier.
On qualifie cependant, dans le dernier documentaire évoquant le procès de Nuremberg : crimes contre la paix, crimes de guerre, crimes contre l’humanité. Et ces accusés, ironisent le procureur américain, qui bien que numéro deux ou trois du régime, ne savaient rien, n’ont rien vu, n’étaient pas au courant de ce qui se tramait… Ces accusés, comme Goering, qui secouent la tête comme pour moquer ce qui n’était pourtant plus une gigantesque mascarade, ou un film d’action hollywoodien un peu « over the top », mais la simple et sinistre réalité.