Cinéaste méconnu, Robert Mulligan a pourtant connu un « âge d’or » de 1962 à 1972. L’Autre, son œuvre la plus marquante et certainement l’une des plus énigmatiques, bénéficie d’une édition DVD de grande qualité. Espérons que d’autres films suivront.
Aux États-Unis, Robert Mulligan est un réalisateur à part. Celui qu’on a souvent comparé au François Truffaut de L’Enfant sauvage et de L’Argent de poche a connu son heure de gloire durant dix trop courtes années, entre 1962 et 1972. Le début de cette période faste est marquée par la sortie du Silence et des ombres, adaptation de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee (prix Pulitzer en 1961), récompensée par trois Oscars. Cette parenthèse s’achève justement sur cet énigmatique Autre, réalisé un an après le mythique et très délicat Un été 42. Mulligan renoue temporairement avec le succès public et critique avec Un été en Louisiane (1991, le film qui révéla la toute jeune Reese Whiterspoon). Cet ultime succès avant l’arrêt de sa carrière de réalisateur ne permit pourtant pas de rappeler combien le talent de celui-ci fut trop longtemps ignoré.
Il suffit pourtant de voir L’Autre pour se rendre compte que le temps n’a pas encore rendu justice à ce conteur d’une délicatesse inouïe. Comme tous les films qui ont fait sa renommée, L’Autre est avant tout un film sur l’enfance, période des premiers espoirs et des premières déceptions où le mot « perte » commence à prendre véritablement un sens (Un été 42, Un été en Louisiane), mais également une période où se superposent la découverte d’un monde fait d’injustice (Du silence et des ombres) et l’omniprésence de fantasmes parfois morbides qui sont autant de paravents contre le deuil. Parfait condensé de ces différents aspects, ce très beau film, réédité aujourd’hui par les bons soins de MK2, dresse le troublant portrait de deux frères jumeaux dont l’un est en quelque sorte une représentation du bien tandis que l’autre, plus maléfique, semble exercer une influence nuisible sur le premier. Cette complémentarité perturbante atteint un tel point de non-retour qu’on songe parfois à une représentation presque clinique de la schizophrénie.
Pourtant, de ce pitch plutôt sombre, Mulligan livre avant tout un film étonnamment solaire. Située en pleine campagne du centre des États-Unis, écrasée par le soleil et la chaleur estivale, la maison familiale semble offrir avant tout un cadre de vie paradisiaque qui sent bon les vacances interminables. Le bleu profond du ciel et la chaleur qui imprègne littéralement la pellicule semblent libérer les personnages de toute contrainte liée au passage du temps. Mais loin de s’en tenir à une description nostalgique et idéalisée de l’enfance, le réalisateur dévoile progressivement en quoi la beauté aveuglante de l’image cache en fait de lourds non-dits qui gangrènent depuis longtemps l’équilibre de la famille : un père mort dans d’étranges circonstances, une mère qui a visiblement perdu la raison, une grand-mère énigmatique aux allures de sorcière et bientôt une sorte de fatalité qui fait se succéder les morts accidentelles.
Le lien qui unit les jumeaux, jouant à la fois sur l’effet de miroir et sur leurs caractères diamétralement opposés, semble nourrir ce trouble maléfique. Dépassant le simple antagonisme ange/démon, Mulligan décrit surtout avec un brio exemplaire la morbidité de certains fantasmes où, pour l’enfant, le désir se conjugue souvent avec la mort. L’absence de mesure, le jusqu’au-boutiste de leurs attitudes, servis par cette croyance ferme que les rapports humains peuvent être régis par la magie font de cet Autre un film mental, à la fois opaque et d’une effroyable limpidité, montrant combien l’enfance peut être marquée par la terrible expérience du rejet et de la culpabilité.