« Discret » est l’adjectif qui semble s’imposer à tous lorsqu’il s’agit d’évoquer Robert Mulligan, réalisateur à la filmographie pourtant riche et éclectique, comptant une vingtaine de films pour le cinéma. Disparu en 2008, le cinéaste américain sera resté célèbre, en France, pour Un été 42, qui paradoxalement est loin d’être son meilleur film. Aux États-Unis, on se souvient mieux du film qui lui valut trois oscars, Du silence et des ombres, adaptation du best-seller de Harper Lee, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur. Et pour le reste, Robert Mulligan est aujourd’hui tombé dans un oubli relatif, encensé par quelques aficionados comme étant l’un des pères fondateurs du cinéma d’angoisse (avec L’Autre ou L’Homme sauvage) ainsi qu’un peintre remarquablement délicat des sentiments, et honni par d’autres qui, moins heureux, se sont arrêtés à ses défauts les plus évidents : un sentimentalisme parfois ostentatoire et une fâcheuse tendance à la mollesse formelle. Du 9 au 27 juin 2010, la Cinémathèque Française offre enfin une occasion de tout remettre à plat et de poser un regard neuf sur un réalisateur dont la filmographie comporte quelques pépites dont il serait dommage de se passer.
Un réalisateur très discret
Comme beaucoup de cinéastes de sa génération (il est né en 1925, soit trois ans après Arthur Penn), Robert Mulligan fit ses armes à la télévision, commettant un nombre impressionnant de séries policières et autres feuilletons. C’est là qu’il rencontre certains des acteurs qui marqueront ensuite sa carrière de cinéma, Anthony Perkins, Natalie Wood ou encore Steve McQueen. C’est également à la télévision que Robert Mulligan croise, à la fin des années 1950, un certain Alan J. Pakula, alors producteur débutant, et futur cinéaste.
Pakula ayant vu les films que Mulligan a réalisés pour la télévision, il lui propose, en 1957, de tourner Prisonnier de la peur, sur les milieux du base-ball, avec Anthony Perkins. Le film, qui est la première œuvre de Mulligan pour le cinéma, reçoit un assez bon accueil critique, mais passe un peu inaperçu auprès du public. Suivra une collaboration riche avec Pakula dont résulteront sept films tous assez réussis (parmi lesquels Du silence et des ombres, Le Sillage de la violence, ou encore Une certaine rencontre), collaboration qui s’achèvera en 1969 avec L’Homme sauvage, un western ample et inquiétant, sorte de « version inversée de [La Prisonnière du désert]», et l’un des films les plus aboutis, tant formellement que thématiquement, du réalisateur. À l’issue de cette première période de la carrière de Mulligan, Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon écriront d’ailleurs : « Il est de bon ton de ranger [Robert Mulligan] parmi les espoirs déçus, de s’extasier sur son premier film et de mépriser les autres qu’on exécute en quelques lignes, quitte à découvrir dix ans après qu’il avait un talent méconnu. Cette attitude est stupide car Robert Mulligan est, de tous les jeunes réalisateurs, l’un des plus constants, des plus personnels, des plus fidèles à lui-même. »
Quoique toujours fidèle aux problématiques qui lui sont chères, c’est avec discrétion que Mulligan poursuit, après l’énorme succès critique et public d’Un été 42 (1971), sa carrière de cinéaste. En 1972, il réalise L’Autre, qui s’inscrit avec L’Homme sauvage et Prisonnier de la peur dans la lignée de ses films d’angoisse. Moins fastes, la fin des années 1970 et les années 1980 verront ensuite la réalisation de quelques opus aisément oubliables (Même heure l’année prochaine, Le Secret de Clara…), jusqu’à Un été en Louisiane qui, en 1991, vient clore la carrière du cinéaste, point d’orgue d’une filmographie particulièrement cohérente. Faisant écho à Un été 42, le film reprend le thème de l’adolescence et de la perte de l’innocence dans une œuvre finement écrite mais inégale. En dirigeant la toute jeune Reese Witherspoon, époustouflante de justesse dans le film, Mulligan impose une dernière fois ses talents de directeur d’acteurs, qui sut souvent tirer le meilleur de ses interprètes (voir l’incroyable performance de Steve McQueen dans Une certaine rencontre, ou celle de Gregory Peck dans L’Homme sauvage).

La dramaturgie des sentiments
Si l’on reprochera souvent à Mulligan une certaine mollesse (arrivant juste avant les cinéastes du Nouvel Hollywood, sa contribution à l’histoire du cinéma semblera aisément manquer de vigueur), sa filmographie n’en impose pas moins un style propre. À travers des œuvres aussi différentes que possibles, comédies (Les Rendez-Vous de septembre), drame social (Le Sillage de la violence), western, et même une brève intrusion dans le cinéma fantastique avec L’Autre, Robert Mulligan n’en parvint pas moins à faire émerger un univers singulier, identifiable de film en film. Passant d’un registre à un autre avec une étonnante virtuosité (parfois au sein d’un même opus, comme c’est le cas pour Une certaine rencontre, qui commence comme un drame social et se termine comme une comédie romantique), le réalisateur n’en garde pas moins la ligne directrice d’un cinéma délicat, que travaillent une nostalgie et une mélancolie dont le lyrisme assumé est le vecteur certes suranné (pour les mélodies dégoulinantes de Michel Legrand dans Un été 42), mais remarquablement efficace lorsqu’il est associé à une peinture des sentiments juste et nuancée.
Ainsi, si certains films de Mulligan paraissent aujourd’hui un peu datés, d’autres passent admirablement bien l’épreuve du temps. Outre l’oscarisé Du silence et des ombres – dont les accents presque fordiens marquent les ambitions humanistes de Mulligan que l’on retrouvera ensuite avec Le Sillage de la violence – Une certaine rencontre, réalisé l’année suivante, mérite largement un détour. Le film manifeste le goût du cinéaste pour une direction d’acteurs et des dialogues ciselés, propres à rendre compte avec précision des mouvements fluctuants et contradictoires qui agitent les personnages. Utilisant le silence avec un remarquable sens du rythme, Mulligan scrute les visages de ses acteurs (Steve McQueen et Natalie Wood, tous deux excellents), et met en place une véritable dramaturgie du sentiment qui mènera doucement l’histoire du drame vers la franche comédie. Dépeignant des adultes tout juste sortis de l’adolescence (pour Natalie Wood), ou peinant à accepter l’âge adulte (Steve McQueen), le cinéaste offre une variation sur le motif récurrent de l’outcast, personnage déphasé, en marge de la société et en lutte avec ses conventions. Ce motif réapparaîtra dans nombre de ses films, de la jeune sauvageonne devenue enfant-star dans Daisy Clover au chanteur torturé par ses démons du Sillage de la violence, en passant par le cow-boy solitaire de L’Homme sauvage.

Figure marginale par excellence, l’adolescent, et plus encore l’enfant, deviennent chez Mulligan le terrain parfois passif d’une mutation qui constitue le cœur des œuvres, donnant à la plupart des récits développés l’aspect de parcours initiatiques. Dans les décors lisses d’une campagne que baigne un soleil brûlant, une torpeur toute estivale laisse deviner, comme un bruit sourd, la naissance des personnages à une réalité dénuée d’innocence, confrontés aux premiers émois sexuels (Un été 42) à la mort (Un été en Louisiane), ou à un apprentissage du Mal tantôt acté, tantôt subi (dans L’Autre ou dans Du silence et des ombres). Témoins d’événements qui naissent peu à peu à leur conscience, les enfants et les adolescents de Mulligan, qui accaparent souvent la subjectivité du récit, deviennent ainsi l’expression d’une dualité essentielle et fondatrice : des jumeaux terribles, un enfant à moitié indien (L’Homme sauvage), deux sœurs qui, à 13 et 17 ans, représentent les antagonismes de l’adolescence, toujours à mi-chemin entre l’enfance et l’âge adulte (Un été en Louisiane) : autant de figures duelles qu’agitent des forces contraires. Apogée de cet agencement thématique, l’enfant de L’Homme sauvage impose son mutisme (ne prononçant pas plus de trois mots dans le film), comme un écho de la présence cruellement absente d’une menace qu’on devine mais ne voit jamais. De sorte que si Mulligan excelle à provoquer, au sein de récits très bien menés, des moments suspendus d’une rare beauté, L’Homme sauvage est sans nul doute de ce point de vue son chef d’œuvre, trouvant à exprimer d’une manière particulièrement riche toutes les préoccupations du cinéaste.
Ces deux films fonctionnent autour d’intrigues touffues, discontinues et rebondissantes, l’une comme l’autre issue de romans. Tom Tryon adapte son propre livre dans L’Autre, alors que Du silence et des ombres, avec un scénario de Horton Foote, émane du roman emblématique de Harper Lee, To Kill a Mockingbird (également titre original du film), pour lequel elle reçut le prix Pulitzer en 1961. Dans les deux cas, Robert Mulligan adopte une mise en scène à la fois posée et allègre, pour laquelle il s’agit de prendre en charge ces récits complexes. Si ce n’est plus le cas dans L’Autre, certaines séquences dans Du silence et des ombres témoignent de dialogues un peu subis, desquels ressort un certain didactisme. Le film semble un peu patiner parfois, effets de zoom et de montage parviennent cependant à rehausser un procès parfois gagné par une certaine atonie.

Pour autant ce noir et blanc superbement photographié – très riche dans les variations des gris – par Russell Harlan (collaborateur régulier de Howard Hawks, notamment pour Rio Bravo) est porté par un réel dynamisme, que l’on pourrait rapprocher, à la même époque, d’un Elia Kazan un peu plus sage, s’autorisant, tout de même, des moments expressionnistes avec ombres portées menaçantes. Si l’ancrage fantastique est plus affirmé dans L’Autre, l’imagerie est clairement seventies (quelques effets font un peu datés, particulièrement les surbrillances), notamment éclats solaires et couleurs chaudes des extérieurs jours (signalons que Robert Mulligan fut attiré par les tournages hors des studios dès les années 1950). Dans le même film, l’élément inquiet qu’est la nuit se dirige vers une atmosphère presque gothique, dans laquelle les ombres semblent devoir tout envahir.

Ces deux films mettent en valeur un goût pour la chronique américaine, intimiste et rurale, où des communautés restreintes questionnent les fondements de la civilisation étasunienne. C’est particulièrement le cas avec Du silence et des ombres situé dans la moiteur du Deep South pendant la grande dépression, la petite localité étant agitée par le procès d’un noir accusé d’avoir violé une blanche. C’est le père de l’héroïne, élevant seuls ses deux enfants, qui défend le prévenu ; Atticus (Grégory Peck) incarne la droiture, l’idéalisme et la tolérance dans une Amérique sudiste peuplée de fermiers blancs racistes qui tiennent en exécration cet « amoureux des nègres ». Il s’agit d’un film emblématique (et avant cela d’un roman) et d’un tableau de la guerre culturelle américaine réalisé dans un pays où se joue alors la politique de déségrégation mise en place par l’administration Kennedy. Tout en se situant dans le même cadre communautaire et rural, L’Autre ne met pas en jeu les mêmes problématiques. Deux jumeaux sont élevés par leur grand-mère Ada, russe d’origine, dans une ferme du Connecticut à l’époque, là aussi, de la crise des années 1930. Quant à la mère des jeunes garçons, celle-ci reste cloîtrée dans un état d’apathie désespérée, ceci en raison, seulement croit-on, de la disparition de son mari dans un tragique accident.
Du silence et des ombres et L’Autre sont des films où le point de vue de l’enfance s’avère tout à fait fondamental, ce qui fit qu’on rapprocha parfois Robert Mulligan de François Truffaut. Le premier s’ouvre avec la voix-off devenue adulte de Scout, jeune héroïne très garçon manqué alors âgée de 6 ans. La petite troupe est complétée par un grand frère casse-cou, Jem, et, occasionnellement, par la compagnie d’un voisin venu de la ville. S’amorce ainsi une autopsie de la communauté par le regard de l’enfance. Dans ce récit, les enfants forment eux-mêmes une micro communauté, dont le jeu favori de cette dernière est de jouer à se faire peur.

La trame narrative se déroule toutefois sur deux plans. Le premier étant de s’éprouver par l’imaginaire et la jouissance de la peur, notamment en tournant autour de la maison de Boo, un marginal qui vit en reclus, en s’y aventurant même lors d’une expédition nocturne pleine de frissons et de fantasmes. Le second est l’expérience de la réalité, notamment de l’injustice (ce procès inique et délétère du noir accusé de viol) du monde des adultes, et sa violence – l’agression de Jem par un fermier sudiste rempli de haine. L’aspect moral et humaniste du film semble joindre ces deux couches en une seule : un plaidoyer pour la tolérance et la nécessité d’envisager le réel au-delà des apparences et des préjugés. Sauf qu’à terme, Atticus — tout le long du film aveuglé par son progressisme épris de justice — scelle un pacte révélateur de son impuissance, qui est aussi celle de la justice pour faire face à la violence. Dualité entre imaginaire et réalité, jeux sur les apparences, c’est aussi ce qui structure L’Autre, autant pour les personnages que pour le spectateur de ce drame brillant qui glisse vers un fantastique schizophrénique. Il y est aussi question de peurs et de jeux d’enfants, ceux de ces jumeaux intrépides et vivants, Niles et Holland. Si on les découvre nimbés dans l’écrin d’une lumière innocente dans la scène d’ouverture, le film s’enfonce inexorablement, sur les thèmes du déni et de la culpabilité, dans une veine cruelle et morbide. La souveraineté de la réalisation impose l’idée que peu de films peuvent prétendre à la mise en œuvre aussi subtile d’un tel retournement ; on peut juger aujourd’hui combien cette œuvre mentale et abstraite a essaimé et influencé. Demandons par exemple à M. Night Shyamalan (Sixième sens) ou à Alejandro Amenábar (Les Autres) ce qu’ils en disent.
Au-delà d’Un été 42
À la lecture des rares évocations du cinéma de Robert Mulligan produites au cours des deux dernières décennies, on se désole donc de voir le cinéaste inlassablement désigné comme « le réalisateur d’Un été 42 ». Car si son seul et unique succès retentissant comporte quelques très beaux moments (notamment les dernières scènes, où Mulligan aboutit comme jamais son travail très singulier sur le rythme, et ose des pauses narratives assez troublantes), et si le film vaut comme document-témoin de toute une époque, il n’en reste pas moins assez peu engageant si l’on s’arrête à ses défauts, au seuil d’une filmographie encore inconnue. D’une étrangeté très caractéristique, nimbé de brumes tantôt nostalgiques, tantôt angoissantes, le cinéma de Mulligan porte pourtant les marques d’une véritable hardiesse, parfois formelle, et toujours narrative, développant des sujets tous plus originaux et singuliers les uns que les autres, jusque dans ses œuvres de commande. Plus qu’une simple production d’« honnête artisan » la filmographie de Mulligan gagne donc largement à être connue.