Réalisateur inégal mais attachant, Robert Mulligan fait partie, aux côtés de Sidney Lumet, Arthur Penn, John Frankenheimer ou Arthur Hiller, de ces auteurs hollywoodiens formés à la télévision, laboratoire expérimental d’une génération qui cimenta son emprise sur le grand écran dans les années 60. S’il n’a pas manifesté la vigueur formelle de certains de ses contemporains, passés à la postérité comme précurseurs du Nouvel Hollywood, le New-Yorkais se distingue en revanche par une délicatesse qu’il serait dommage de confondre avec de la sensiblerie. De nouveau en salles grâce à Splendor Films, Une certaine rencontre rappelle sa disposition évidente pour la chronique sentimentale, qui oscille ici entre mélodrame social et comédie du remariage, sans perdre le cap de ses personnages.
Angie vs. Rocky
Dans le sillage de Mauro Bolognini, qui abordait dans Le Bel Antonio, autre reprise récente, la question alors inconcevable de l’impuissance masculine, Mulligan lève un autre tabou de l’époque, celui de l’avortement. Un rapprochement qui n’est pas fortuit, puisque ces deux films tournés à quelques années d’intervalle – 1960 et 1963 – mettent aussi leurs protagonistes en butte à leurs familles respectives, qui sont italiennes (italo-américaine chez Mulligan, mais les mœurs conservatrices ont clairement franchi Ellis Island). Tournant à la confrontation, la rencontre qui donne au film son titre (auquel on préférera l’original, Love with the Proper Stranger) se produit dès la scène d’ouverture : Rocky Papasano (Steve McQueen, en congé de sa persona de taiseux charismatique), un musicien de jazz en quête de cachets, est confronté en public par Angie Rossini (Nathalie Wood, désarmante de naturel), une ancienne conquête, qu’il ne reconnaît pas, et qui lui annonce qu’elle est enceinte. De lui, elle n’attend qu’une chose, qu’il l’aide à trouver une « adresse » et à payer l’avortement, encore illégal dans l’Amérique pré-Roe vs. Wade.
À contresens des trajectoires balisées de la comédie romantique, cette Rencontre débute bien après celle de ses deux personnages, qui n’ont consommé leur relation que le temps d’une aventure d’un soir et font donc leur apprentissage sentimental à la faveur de circonstances regrettables. L’un et l’autre sont sous la pression de leurs proches, même si Rocky, parce que c’est un homme, est moins stigmatisé pour son célibat qu’Angie, que ses frères et sa mère veulent à tout prix caser avec un prétendant empoté (Tom Bosley, le futur père de famille de la série Happy Days). Leurs retrouvailles ouvrent donc la voie à une émancipation commune vis-à-vis d’un même milieu, celui des immigrants italiens de la deuxième génération, qui fournissent abondamment New York en classes laborieuses bon marché et en regrets de la lointaine Europe. Un décor inhospitalier qui devient ouvertement hostile lors de la scène de rendez-vous chez le « médecin », dans un quartier semble-t-il inhabité, dont l’étrangeté lunaire remet en mémoire les villes fantômes de La Quatrième Dimension.
Poétique des visages
Mulligan n’avait pas son pareil pour assortir dans un même film – parfois une même scène – des humeurs différentes, et changer de registre sans céder à la rupture de ton : un lyrisme délicat infuse en permanence un récit qui s’autorise des embardées désopilantes, rappelant par endroits les facéties d’un Blake Edwards (en particulier lors des scènes de dîners, propres à toutes les maladresses de la part des soupirants). Outre l’excellent scénario d’Arnold Schulman, il faut saluer une direction d’acteurs très sûre, qui restera une constante chez Mulligan jusqu’à son dernier long-métrage, Un été en Louisiane (1991), avec la révélation Reese Witherspoon. Ici, le couple Wood-McQueen fait preuve d’une alchimie remarquable, faite de rires et d’engueulades, mais aussi de silences et de regards désemparés, reflets d’une situation qui les condamne à la clandestinité. Leur love story à rebours des conventions sociales de leur temps et des figures imposées de la rom-com est à redécouvrir, de même que l’humanisme discret d’un portraitiste épris des visages de ses interprètes, qui n’ont jamais été plus émouvants.