Réalisateur issu de ce qu’on appelle aujourd’hui la « Nouvelle Vague allemande », Christoph Hochhäusler s’est imposé en l’espace de deux films singuliers : Le Bois lacté en 2004 et L’Imposteur en 2006. Aujourd’hui réunis sur un même DVD à un prix tout à fait abordable, ces deux projets montrent combien le réalisateur a su tisser une thématique pour le moins passionnante et se pose très certainement comme l’un des cinéastes les plus prometteurs d’outre-Rhin.
Sylvia, la jeune belle-mère dépassée du Bois lacté, et Armin, l’adolescent lunaire de L’Imposteur, ont un très gros point commun : celui d’une trajectoire brusquement déviée par rejet du conformisme, quitte à faire imploser toutes les conventions bourgeoises durablement installées autour d’eux. Dans le premier cas, Sylvia est une jeune femme fraîchement mariée, chargée d’aller chercher les deux enfants de son époux, tous deux âgés de 7 et 9 ans. Turbulents et irrespectueux, ils la poussent à bout. Au bord d’une route isolée au fin fond de la campagne allemande, elle décide alors de les abandonner sans leur donner la moindre explication. Après avoir repris ses esprits en fumant une cigarette aux abords d’une forêt, la jeune femme revient sur les lieux du crime mais découvre avec effroi que les deux enfants ont disparu. Ne poursuivant pas plus longtemps ses recherches, elle rentre et rejoint son mari à qui elle ne dit rien de cette terrible mésaventure. Armin, quant à lui, est un adolescent à qui ses parents lui demandent de trouver un travail. Rêveur et secret, il préfère errer des soirées entières dans les toilettes publiques d’une aire d’autoroute, nourrissant quelques fantasmes homosexuels aussitôt contredits par son désir manifeste pour une jeune fille de sa ville. Témoin d’un accident de voiture mortel et d’un incendie criminel, il envoie par jeu des lettres anonymes à la police en s’accusant de tous les délits.
Pour chacun de ces deux films, Christoph Hochhäusler pose à chaque fois un cadre d’une extrême précision. Parfaits reflets d’un Occident engagé dans une course à la perfection, Sylvia et Armin évoluent tous les deux dans un univers parfaitement aseptisé où la dureté des décors trop lisses pour être réels contrastent singulièrement avec cette dérive névrotique qui caractérise chacun de leur personnage. La maison récemment construite dans laquelle Sylvia emménage avec son mari ressemble davantage à une clinique qu’à un espace de vie. Froid, trop blanc, sans âme, l’intérieur n’autorise pas le moindre sentiment ni la moindre divagation. Du coup, Sylvia n’a pas d’autres voies que celle de la maladresse et de la brusquerie quand elle tente de susciter le désir de son mari. Mal à l’aise, étrangère à cet espace qui est pourtant le sien (mais que son mari lui a certainement imposé comme il lui impose ses enfants), Sylvia détonne lorsqu’elle allume clandestinement une cigarette dans cette cuisine trop propre, masquant toute odeur en allumant aussitôt la hôte gris acier. Pour Armin, si la maison de ses parents ne dégagent pas cette même froideur, on reste néanmoins dans un cadre relativement bourgeois, étouffant parce que marqué par la réussite (sociale, professionnelle) dans laquelle le jeune adolescent ne se reconnaît pas, au grand désespoir d’un père déçu, d’une mère étouffante et de deux grands frères qui ont forcément mieux réussi que lui. Son échappatoire n’est pas la cigarette – comme Sylvia –, encore moins la drogue (qui aurait pu être le cliché de circonstance), mais un déluge de fantasmes (homo)sexuels où le jeune garçon imagine se livrer à un groupe de motards rencontré sur une aire d’autoroute.
Pour chacun de ces deux personnages dans Le Bois lacté et dans L’Imposteur, se pose alors l’enjeu de rompre l’étouffante perfection du cadre social dans lequel ils vivent. À la limite du suicidaire, leurs choix de rupture s’inscrivent dans la totale impossibilité d’un retour en arrière. Pour Sylvia qui abandonne ses beaux-enfants insupportables en pleine campagne allemande, comment peut-elle envisager l’avenir ? Pour son mari, qu’elle aime manifestement mais dont elle semble craindre en permanence qu’il ne l’abandonne, la connaissance de cet acte se fera forcément tôt ou tard. Mais plutôt que d’anticiper et d’expliquer la disparition des deux enfants, l’épouse s’enfonce dans un mutisme où la vérité n’a plus sa place. Mais le refoulement a ses limites : lorsqu’elle sait que le père est sur le point de retrouver ses chers disparus qui ne manqueront pas de tout raconter de leur mésaventure, la jeune femme s’effondre, évanouie, symboliquement tuée par ce modèle recomposé qu’elle a tenté de dissoudre. Pour Armin, le réalisateur se refuse également à toute justification psychologique. On ne saura jamais ce qui le pousse réellement à envoyer des lettres anonymes dans lesquelles il se rend responsable des drames survenus : fantasme de destruction, plaisir d’entendre parler de lui aux informations, toutes les hypothèses sont recevables. La question de l’image que l’on se fait de soi dans un monde qui nous est totalement étranger est clairement formulée ici : happé par des fantasmes sexuels totalement transgressifs (Armin a‑t-il réellement des attirances homosexuelles ou est-ce encore un moyen d’aller à l’encontre de ce qu’on attend de lui ?), il entretient néanmoins un vernis social en déclarant à son grand frère qu’il a débuté une relation avec une jeune femme à qui il s’est simplement contenté de déclarer qu’il se branlait en pensant à elle.
L’association de ces deux films au sein d’un seul DVD permet de mettre en lumière d’étonnantes ressemblances thématiques. Avec un sens de la mise en scène particulièrement aigu, Christoph Hochhäusler observe avec précision le lent dérapage de deux êtres qui font acte de résistance contre le conformisme sous-jacent de nos sociétés de consommation. Privilégiant les silences à toute forme d’hystérie, le cinéma d’Hochhäusler n’en est pas moins cruel tant il scrute avec une efficacité redoutable le lent glissement de deux êtres pour qui tout retour est définitivement compromis. L’édition DVD, agrémentée d’un entretien avec le réalisateur qui revient plus précisément sur le projet du Bois lacté, est à la fois de très belle qualité et tout à fait abordable. Toutes les raisons sont donc réunies pour découvrir ce jeune cinéaste allemand dont on attend avec une certaine impatience les prochaines œuvres.