En dépit de sa jeunesse et de sa reproductibilité technique, on savait que le cinéma était un art périssable. Copies égarées, détruites, remontées, détériorées, bon nombre de films – et pas des moindres – ont succombé à ces mauvais traitements. Ainsi, de grands chefs‑d’œuvre se sont perdus (La Femme au corbeau de Frank Borzage) et il se pourrait bien qu’il ne nous reste autant du cinéma muet que du théâtre d’Eschyle. D’autres se virent tout bonnement saccagés, sans qu’on puisse espérer, comme pour l’Adoration des Mages de De Vinci, une restauration proche de l’original. Et pour un Metropolis retrouvé, combien de Pierre Étaix immobilisés ? À coté de l’histoire officielle du cinéma se cache, discrète, celle du respect qu’on porte aux œuvres. Cette bataille n’est jamais gagnée car, dans la masse de films dégorgée chaque année par l’industrie, vient toujours un moment où se pose une question, partagée par les critiques, les cinémathèques, les historiens, les universitaires : que garde-t-on ? Et cette question sonne un peu comme : « qui va mourir ? » Henri Langlois répondait qu’il fallait tout garder et tout montrer.
On peut comprendre que de telles zones d’ombre existent pour des œuvres plusieurs fois centenaires ou millénaires, telles que nous venons d’évoquer. Au-delà de leur vie (leur époque) et avant la résurrection, le temps qu’elles doivent traverser est un temps de survie et leur conservation comparable à la conservation de l’espèce : une lutte. Mais ces gouffres ne cessent de nous étonner en ce qui concerne le cinéma, nouveau né, art moderne. Récemment, Lobster nous a fait le coup en ressortant des abîmes trois films de Guy Gilles, cinéaste passablement oublié et pourtant passionnant. Maintenant, au tour de Blaq Out de nous gratifier d’un beau coffret rassemblant deux comédies de Mitchell Leisen, à l’heure où la Cinémathèque française lui consacre une rétrospective (bon nombre de copies sont présentées en 16mm pour cause de matériel original rare et dégradé). La réhabilitation, au cinéma, est devenue un sport qui s’accélère. Rien de plus normal : la réhabilitation est, aussi, un marché. C’est là sa limite, qui finirait par nous rendre sceptiques. Qui des historiens fait trop mal son travail et nous laisse l’histoire du cinéma trouée de toutes parts comme un gruyère, ou des éditeurs le fait trop bien et pioche dans le stock infini des films oubliés – oubliables ? – pour trouver chaque mois à nous arroser d’un nouveau chef d’œuvre méconnu ? La réponse semble ne pouvoir se faire qu’au cas par cas. Alors, quid de Mitchell Leisen ? Le plaisir éprouvé au visionnage des deux films du coffret ne trompe pas, il est même un excellent indicateur.
Mitchell Leisen, c’est triste, fait partie des perdants. Il eut le malheur de se mêler d’un genre où beaucoup brillèrent : la comédie. Billy Wilder, l’un des grands vainqueurs du genre, scénariste à ses débuts dans les années 1930, ne manque pas de mots blessants lorsqu’il évoque leur collaboration. Il peut se le permettre, puisque c’est lui qui, finalement, a emporté le morceau : son nom remplit les dictionnaires de cinéma, Certains l’aiment chaud passe encore régulièrement à la télévision. Pourtant, à l’époque, Leisen est un réalisateur phare de la Paramount. Parangon du style maison, il enchaîne les succès, rapporte beaucoup d’argent au studio, se fait grassement payer en retour. Il vint au cinéma suite à sa rencontre avec Cecil B. DeMille, qui le sortit de son métier d’architecte pour lui faire dessiner costumes et décors de quelques-uns de ses films. C’est donc en tant qu’« art director » que Leisen fait son trou sur les plateaux. Cette liaison avec les accessoires, les décors et les tissus qui enrobent les stars ne le quittera plus. Il la reconduira avec la même minutie, le même soin maniaque du détail, le même goût, sur ses propres longs-métrages. Elle deviendra même l’essentiel des reproches qui lui seront adressés par la suite. Leisen passe alors pour un cinéaste décoratif, superficiel, trop attaché à enluminer ses arrière-plans et à transformer ses acteurs en gravures de mode. Il s’en tire avec une réputation de vaine « préciosité », façon commode de classer les homosexuels d’Hollywood, quand ils ne sont pas considérés extravagants. Son art, trop visible, trop accroché aux objets, s’éteignit lentement – apprend-on dans les boni du coffret – quand la Paramount, mal gérée, commença à perdre de l’argent et que Leisen fut balloté sporadiquement d’un studio à l’autre. Cinéaste réputé futile et esthétisant, son œuvre fut vite oubliée.
Au regard des deux films du coffret, Leisen apparaît, bien entendu, très différent de tout ce qui le précède. Ce sont deux screwball comedies que le cinéaste s’applique à très délicatement ralentir, pour déjouer quelque peu leur mécanique et leur insuffler plus de « sentiment ». Deux comédies, deux trains qui arrivent en gare et jettent leurs héroïnes respectives sur le pavé de fictions qu’elles vont s’activer à arpenter pendant plus d’une heure. Dans la plus ancienne, Jeux de mains (Hands Across the Table, 1935), Carole Lombard interprète une jeune manucure pour qui le plus sûr chemin vers la fortune est de conclure dans les plus brefs délais un riche mariage. Dans le grand hôtel où elle opère, on l’envoie couper les ongles d’un aviateur déchu (handicapé, il se déplace en fauteuil roulant). Une complicité s’installe entre eux, qui est comprise par lui comme de l’amour et par elle comme de l’amitié. Mais elle tombe un jour, dans les couloirs, sur un type loufoque (Fred MacMurray), prétendument fortuné, et sur lequel, malgré une répugnance initiale, elle va tenter de mettre le grappin. Elle subira deux déceptions coup sur coup en apprenant, premièrement qu’il est tout aussi fauché qu’elle, ensuite qu’il est promis en mariage à une riche héritière. Il en profite, en attendant, pour s’incruster chez elle et partager, quelque temps, son quotidien. Du désir aura jailli de leurs frictions, au moment où leurs choix doivent se prononcer. Dans La Baronne de minuit (Midnight, 1939), Claudette Colbert débarque à Paris, sa fortune mangée au casino, n’ayant plus sur le dos qu’une robe de soirée. Un chauffeur de taxi la dépose, le temps de tomber amoureux, à proximité d’une soirée mondaine, où elle se retrouve happée presque à ses dépends. À l’intérieur, son habit la fait passer pour une baronne, si bien qu’elle se retrouve prise dans une cascade de mensonges et de faux-semblants tentant, d’une part, de reconstruire sa fortune défaite et, d’autre part, de sauver les apparences. Prise entre un homme de la haute société et le chauffeur de taxi, virevoltant dans une valse étourdissante de costume et d’identités, elle finira par rencontrer au tribunal, lors d’un simulacre de divorce, une belle preuve d’amour de ce dernier, plaidant la folie.
Il y a comme un vent de banqueroute, dans ces films de Leisen. L’argent apparaît et disparaît comme de rien, il est terriblement volatile. Ses femmes, en quête d’ascension sociale, finiront dans les deux cas par délaisser, en dépit de leurs résolutions pragmatiques, le riche en faveur du fauché. C’est moins une façon de conserver chacun à sa place dans l’échiquier social, que de remettre les compteurs à zéro. L’un des deux, pour l’amour, doit bien renoncer à sa condition : MacMurray doit chercher du travail, alors qu’il ne s’est jamais servi de ses mains, et Colbert doit abandonner sa vie d’aventurière pour devenir une véritable épouse. Chacune découvre en elle une force désirante qui met à mal ses rigoureux principes de raison pécuniaire. Dans la mesure où l’argent est le premier carburant de la fiction – comment le gagner, comment le garder – tout le talent de Leisen à disposer un monde matériel signifiant autour de ses personnages éclate. Ce n’est plus, dès lors, un simple talent de décorateur qu’on peut lire chez lui, mais une science du cadre très précise, tout à fait « vectorisée ». Dans Jeux de mains, on se pique aux outils de la manucure, on se brûle aux théières, le monde matériel environnant est chargé d’une hostilité électrique qui impulse rebonds et sursauts aux personnages. Dans La Baronne de minuit, la valse des costumes, la partition des espaces entre scènes et coulisses, répond de près à l’enchevêtrement des identités qui se refilent entre les êtres comme des billets de banque. Les objets, contondants ou enveloppants, investissent les corps, leur rentrent dedans et se font l’épreuve de leur vérité (l’amour, le désir), ainsi que de leur consistance (tient-on le coup ?). On trouve toute une fiction matérielle autour des personnages, qui les baigne, les pousse ou les retient, leur ouvre ou barre le passage.
Leisen ne pousse jamais cette partition matérielle – sur laquelle se joue une infra-mélodie – à la surcharge. Jamais l’environnement n’est soumis au remplissage. Mais sa somme d’objets, décors, accessoires et figurants, ses lumières très élaborées, concourent à ralentir sensiblement la frénésie habituelle de la screwball comedy. Une accalmie s’en dégage et ouvre la mécanique scénaristique (diablement bien huilée, il faut le reconnaître) à tout un ensemble d’émotions inattendues, voire contradictoires. Voire, par exemple, dans Jeux de mains, la très belle enclave nocturne au milieu du film où se joue, en chambre, sous une lumière très contrastée, les tenants du choix de nos deux héros, au milieu de silences, d’allées et venues, d’hésitations et de pleurs. Voire aussi le sacrifice du troisième tiers, de l’aviateur paralysé qui aimait sincèrement sa petite manucure, et qui cède sa place presque sereinement, acceptant l’enfer de sa solitude comme condition d’existence, devant la santé, la jeunesse et l’intensité d’un désir qui éclate devant lui et ne lui ressemble pas. Ainsi, le plaisir de la belle équation se déroulant sous nos yeux, avec ses complications, ses impasses, sa réussite finale sans cesse retardée par l’exploitation de toutes les pistes, ce plaisir qu’on prend devant les grandes comédies romantiques hollywoodiennes, se retrouve ici à la fois condensé dans une trajectoire d’objets et relativisé par tout un panel de traits mélodramatiques. Mais le plaisir demeure intact.
Pour finir, nous dirons que la mise en scène de Leisen, assez inidentifiable au premier abord, tant elle se borne à un art discret et mesuré, sans grandes saillies, sans trait d’auteur caractéristique et immédiatement reconnaissable, prend aujourd’hui une autre valeur, en dehors de sa clarté et de sa lisibilité, par sa raideur littérale. Aucun débordement, une tenue stricte, droite, très bien réglée, une propreté de cadre et de mouvements irréprochable, tout un gouffre de présence qui vise à ouvrir une image presque neutre : c’est-à-dire qui ne sert qu’à montrer, sans vouloir sursignifier quoi que ce soit. C’est un aspect fascinant du classicisme qui, dans la débauche d’effets actuels où l’on ne peut voir un plan sans qu’il ne soit boosté d’intentions, prend des allures rétroactivement modernes. Le coffret de Blaq Out est très réussi, très agréable, les boni sont intéressants et bien agencés. Encore une fois, le plaisir est là.